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LES MISÉRABLES. — JEAN VALJEAN.

sur la culasse pour élever le tir, se mit à pointer le canon avec la gravité d’un astronome qui braque une lunette.

— Bravo les canonniers ! cria Bossuet.

Et toute la barricade battit des mains.

Un moment après, carrément posée au beau milieu de la rue, à cheval sur le ruisseau, la pièce était en batterie. Une gueule formidable était ouverte sur la barricade.

— Allons, gai ! fit Courfeyrac. Voilà le brutal. Après la chiquenaude, le coup de poing. L’armée étend vers nous sa grosse patte. La barricade va être sérieusement secouée. La fusillade tâte, le canon prend.

— C’est une pièce de huit, nouveau modèle, en bronze, ajouta Combeferre. Ces pièces-là, pour peu qu’on dépasse la proportion de dix parties d’étain sur cent de cuivre, sont sujettes à éclater. L’excès d’étain les fait trop tendres. Il arrive alors qu’elles ont des caves et des chambres dans la lumière. Pour obvier à ce danger et pouvoir forcer la charge, il faudrait peut-être en revenir au procédé du quatorzième siècle, le cerclage, et émenaucher extérieurement la pièce d’une suite d’anneaux d’acier sans soudure, depuis la culasse jusqu’au tourillon. En attendant, on remédie comme on peut au défaut ; on parvient à reconnaître où sont les trous et les caves dans la lumière d’un canon au moyen du chat. Mais il y a un meilleur moyen, c’est l’étoile mobile de Gribeauval.

— Au seizième siècle, observa Bossuet, on rayait les canons.

— Oui, répondit Combeferre, cela augmente la puissance balistique, mais diminue la justesse de tir. En outre, dans le tir à courte distance, la trajectoire n’a pas toute la roideur désirable, la parabole s’exagère, le chemin du projectile n’est plus assez rectiligne pour qu’il puisse frapper tous les objets intermédiaires, nécessité de combat pourtant, dont l’importance croît avec la proximité de l’ennemi et la précipitation du tir. Ce défaut de tension de la courbe du projectile dans les canons rayés du seizième siècle tenait à la faiblesse de la charge ; les faibles charges, pour cette espèce d’engins, sont imposées par des nécessités balistiques, telles, par exemple, que la conservation des affûts. En somme, le canon, ce despote, ne peut pas tout ce qu’il veut ; la force est une grosse faiblesse. Un boulet de canon ne fait que six cents lieues par heure ; la lumière fait soixante-dix mille lieues par seconde. Telle est la supériorité de Jésus-Christ sur Napoléon.

— Rechargez les armes, dit Enjolras.

De quelle façon le revêtement de la barricade allait-il se comporter sous le boulet ? le coup ferait-il brèche. ? Là était la question. Pendant que les insurgés rechargeaient les fusils, les artilleurs chargeaient le canon.

L’anxiété était profonde dans la redoute.