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LES MISÉRABLES. — JEAN VALJEAN.

tution, les sergents de ville, Saint-Lazare, voilà où vont tomber ces délicates belles filles, ces fragiles merveilles de pudeur, de gentillesse et de beauté, plus fraîches que les lilas du mois de mai. Ah ! vous vous êtes fait tuer ! ah ! vous n’êtes plus là ! C’est bien ; vous avez voulu soustraire le peuple à la royauté, vous donnez vos filles à la police. Amis, prenez garde, ayez de la compassion. Les femmes, les malheureuses femmes, on n’a pas l’habitude d’y songer beaucoup. On se fie sur ce que les femmes n’ont pas reçu l’éducation des hommes, on les empêche de lire, on les empêche de penser, on les empêche de s’occuper de politique ; les empêcherez-vous d’aller ce soir à la morgue et de reconnaître vos cadavres ? Voyons, il faut que ceux qui ont des familles soient bons enfants et nous donnent une poignée de main et s’en aillent, et nous laissent faire ici l’affaire tout seuls. Je sais bien qu’il faut du courage pour s’en aller, c’est difficile ; mais plus c’est difficile, plus c’est méritoire. On dit : J’ai un fusil, je suis à la barricade, tant pis, j’y reste. Tant pis, c’est bientôt dit. Mes amis, il y a un lendemain, vous n’y serez pas à ce lendemain, mais vos familles y seront. Et que de souffrances ! Tenez, un joli enfant bien portant qui a des joues comme une pomme, qui babille, qui jacasse, qui jabote, qui rit, qu’on sent frais sous le baiser, savez-vous ce que cela devient quand c’est abandonné ? J’en ai vu un, tout petit, haut comme cela. Son père était mort. De pauvres gens l’avaient recueilli par charité, mais ils n’avaient pas de pain pour eux-mêmes. L’enfant avait toujours faim. C’était l’hiver. Il ne pleurait pas. On le voyait aller près du poêle où il n’y avait jamais de feu et dont le tuyau, vous savez, était mastiqué avec de la terre jaune. L’enfant détachait avec ses petits doigts un peu de cette terre et la mangeait. Il avait la respiration rauque, la face livide, les jambes molles, le ventre gros. Il ne disait rien. On lui parlait, il ne répondait pas. Il est mort. On l’a apporté mourir à l’hospice Necker, où je l’ai vu. J’étais interne à cet hospice-là. Maintenant, s’il y a des pères parmi vous, des pères qui ont pour bonheur de se promener le dimanche en tenant dans leur bonne main robuste la petite main de leur enfant, que chacun de ces pères se figure que cet enfant-là est le sien. Ce pauvre môme, je me le rappelle, il me semble que je le vois, quand il a été nu sur la table d’anatomie, ses côtes faisaient saillie sous sa peau comme les fosses sous l’herbe d’un cimetière. On lui a trouvé une espèce de boue dans l’estomac. Il avait de la cendre dans les dents. Allons, tâtons-nous en conscience et prenons conseil de notre cœur. Les statistiques constatent que la mortalité des enfants abandonnés est de cinquante-cinq pour cent. Je le répète, il s’agit des femmes, il s’agit des mères, il s’agit des jeunes filles, il s’agit des mioches. Est-ce qu’on vous parle de vous ? On sait bien ce que vous êtes ; on sait bien que vous êtes tous des braves, parbleu ! on sait bien que vous