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LES MISÉRABLES. — JEAN VALJEAN.

vide avec un air de reproche ; on eût dit un de ces grands êtres tragiques qui ont à se plaindre de quelqu’un.

Il était dans cette situation, la dernière phase de l’accablement, où la douleur ne coule plus ; elle est, pour ainsi dire, coagulée ; il y a sur l’âme comme un caillot de désespoir.

La nuit était venue. Il traîna laborieusement une table et le vieux fauteuil près de la cheminée, et posa sur la table une plume, de l’encre et du papier.

Cela fait, il eut un évanouissement. Quand il reprit connaissance, il avait soif. Ne pouvant soulever le pot à l’eau, il le pencha péniblement vers sa bouche, et but une gorgée.

Puis il se tourna vers le lit, et, toujours assis, car il ne pouvait rester debout, il regarda la petite robe noire et tous ces chers objets.

Ces contemplations-là durent des heures qui semblent des minutes. Tout à coup il eut un frisson, il sentit que le froid lui venait ; il s’accouda à la table que les flambeaux de l’évêque éclairaient, et prit la plume.

Comme la plume ni l’encre n’avaient servi depuis longtemps, le bec de la plume était recourbé, l’encre était desséchée, il fallut qu’il se levât et qu’il mît quelques gouttes d’eau dans l’encre, ce qu’il ne put faire sans s’arrêter et s’asseoir deux ou trois fois, et il fut forcé d’écrire avec le dos de la plume.

Il s’essuyait le front de temps en temps.

Sa main tremblait. Il écrivit lentement quelques lignes que voici :

« Cosette, je te bénis. Je vais t’expliquer. Ton mari a eu raison de me faire comprendre que je devais m’en aller ; cependant il y a un peu d’erreur dans ce qu’il a cru, mais il a eu raison. Il est excellent. Aime-le toujours bien quand je serai mort. Monsieur Pontmercy, aimez toujours mon enfant bien-aimé. Cosette, on trouvera ce papier-ci, voici ce que je veux te dire, tu vas voir les chiffres, si j’ai la force de me les rappeler, écoute bien, cet argent est bien à toi. Voici toute la chose : Le jais blanc vient de Norvège, le jais noir vient d’Angleterre, la verroterie noire vient d’Allemagne. Le jais est plus léger, plus précieux, plus cher. On peut faire en France des imitations comme en Allemagne. Il faut une petite enclume de deux pouces carrés et une lampe à esprit de vin pour amollir la cire. La cire autrefois se faisait avec de la résine et du noir de fumée et coûtait quatre francs la livre. J’ai imaginé de la faire avec de la gomme laque et de la térébenthine. Elle ne coûte plus que trente sous, et elle est bien meilleure. Les boucles se font avec un verre violet qu’on colle au moyen de cette cire sur une petite membrure en fer noir. Le verre doit être violet pour les bijoux de fer et noir pour les bijoux d’or. L’Espagne en achète beaucoup. C’est le pays du jais… »