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LES MISÉRABLES. — JEAN VALJEAN.

chose le lendemain. Elle ne s’aperçut pas qu’elle n’avait point vu Jean Valjean.

— De quelle façon êtes-vous allés là ? lui demanda Jean Valjean.

— À pied.

— Et comment êtes-vous revenus ?

— En fiacre.

Depuis quelque temps Jean Valjean remarquait la vie étroite que menait le jeune couple. Il en était importuné. L’économie de Marius était sévère, et le mot pour Jean Valjean avait son sens absolu. Il hasarda une question :

— Pourquoi n’avez-vous pas une voiture à vous ? Un joli coupé ne vous coûterait que cinq cents francs par mois. Vous êtes riches.

— Je ne sais pas, répondit Cosette.

— C’est comme Toussaint, reprit Jean Valjean. Elle est partie. Vous ne l’avez pas remplacée. Pourquoi ?

— Nicolette suffit.

— Mais il vous faudrait une femme de chambre.

— Est-ce que je n’ai pas Marius ?

— Vous devriez avoir une maison à vous, des domestiques à vous, une voiture, loge au spectacle. Il n’y a rien de trop beau pour vous. Pourquoi ne pas profiter de ce que vous êtes riches ? La richesse, cela s’ajoute au bonheur.

Cosette ne répondit rien.

Les visites de Jean Valjean ne s’abrégeaient point. Loin de là. Quand c’est le cœur qui glisse, on ne s’arrête pas sur la pente.

Lorsque Jean Valjean voulait prolonger sa visite et faire oublier l’heure, il faisait l’éloge de Marius ; il le trouvait beau, noble, courageux, spirituel, éloquent, bon. Cosette enchérissait. Jean Valjean recommençait. On ne tarissait pas. Marius, ce mot était inépuisable ; il y avait des volumes dans ces six lettres. De cette façon Jean Valjean parvenait à rester longtemps. Voir Cosette, oublier près d’elle, cela lui était si doux ! C’était le pansement de sa plaie. Il arriva plusieurs fois que Basque vint dire à deux reprises : Monsieur Gillenormand m’envoie rappeler à madame la baronne que le dîner est servi.

Ces jours-là, Jean Valjean rentrait chez lui très pensif.

Y avait-il donc du vrai dans cette comparaison de la chrysalide qui s’était présentée à l’esprit de Marius ? Jean Valjean était-il en effet une chrysalide qui s’obstinerait, et qui viendrait faire des visites à son papillon ? Un jour il resta plus longtemps encore qu’à l’ordinaire. Le lendemain, il remarqua qu’il n’y avait point de feu dans la cheminée. — Tiens ! pensa-