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LES MISÉRABLES. — JEAN VALJEAN.

lui demander ? Est-ce la première fois que le fumier aide le printemps à faire la rose ?

Marius se faisait ces réponses-là et se déclarait à lui-même qu’elles étaient bonnes. Sur tous les points que nous venons d’indiquer, il n’avait pas osé presser Jean Valjean, sans s’avouer à lui-même qu’il ne l’osait pas. Il adorait Cosette, il possédait Cosette, Cosette était splendidement pure. Cela lui suffisait. De quel éclaircissement avait-il besoin ? Cosette était une lumière. La lumière a-t-elle besoin d’être éclaircie ? Il avait tout ; que pouvait-il désirer ? Tout, est-ce que ce n’est pas assez ? Les affaires personnelles de Jean Valjean ne le regardaient pas. En se penchant sur l’ombre fatale de cet homme, il se cramponnait à cette déclaration solennelle du misérable : Je ne suis rien à Cosette. Il y a dix ans, je ne savais pas qu’elle existât.

Jean Valjean était un passant. Il l’avait dit lui-même. Eh bien, il passait. Quel qu’il fût, son rôle était fini. Il y avait désormais Marius pour faire les fonctions de la providence près de Cosette. Cosette était venue retrouver dans l’azur son pareil, son amant, son époux, son mâle céleste. En s’envolant, Cosette, ailée et transfigurée, laissait derrière elle à terre, vide et hideuse, sa chrysalide, Jean Valjean.

Dans quelque cercle d’idées que tournât Marius, il en revenait toujours à une certaine horreur de Jean Valjean. Horreur sacrée peut-être, car, nous venons de l’indiquer, il sentait un quid divinum dans cet homme. Mais, quoi qu’on fît, et quelque atténuation qu’on y cherchât, il fallait bien toujours retomber sur ceci : c’était un forçat ; c’est-à-dire l’être qui, dans l’échelle sociale, n’a même pas de place, étant au-dessous du dernier échelon. Après le dernier des hommes vient le forçat. Le forçat n’est plus, pour ainsi dire, le semblable des vivants. La loi l’a destitué de toute la quantité d’humanité qu’elle peut ôter à un homme. Marius, sur les questions pénales, en était encore, quoique démocrate, au système inexorable, et il avait, sur ceux que la loi frappe, toutes les idées de la loi. Il n’avait pas encore, disons-le, accompli tous les progrès. Il n’en était pas encore à distinguer entre ce qui est écrit par l’homme et ce qui est écrit par Dieu, entre la loi et le droit. Il n’avait point examiné et pesé le droit que prend l’homme de disposer de l’irrévocable et de l’irréparable. Il n’était pas révolté du mot vindicte. Il trouvait simple que de certaines effractions de la loi écrite fussent suivies de peines éternelles, et il acceptait, comme procédé de civilisation, la damnation sociale. Il en était encore là, sauf à avancer infailliblement plus tard, sa nature étant bonne, et au fond toute faite de progrès latent.

Dans ce milieu d’idées, Jean Valjean lui apparaissait difforme et repoussant. C’était le réprouvé. C’était le forçat. Ce mot était pour lui comme