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LES MISÉRABLES. — JEAN VALJEAN.

défait alentour ; ils résistent. Si j’avais pu arracher ce fil, le casser, dénouer le nœud ou le couper, m’en aller bien loin, j’étais sauvé, je n’avais qu’à partir ; il y a des diligences rue du Bouloi ; vous êtes heureux, je m’en vais. J’ai essayé de le rompre, ce fil, j’ai tiré dessus, il a tenu bon, il n’a pas cassé, je m’arrachais le cœur avec. Alors j’ai dit : Je ne puis pas vivre ailleurs que là. Il faut que je reste. Eh bien oui, mais vous avez raison, je suis un imbécile, pourquoi ne pas rester tout simplement ? Vous m’offrez une chambre dans la maison, madame Pontmercy m’aime bien, elle dit à ce fauteuil : tends-lui les bras, votre grand-père ne demande pas mieux que de m’avoir, je lui vas, nous habiterons tous ensemble, repas en commun, je donnerai le bras à Cosette… — à madame Pontmercy, pardon, c’est l’habitude, — nous n’aurons qu’un toit, qu’une table, qu’un feu, le même coin de cheminée l’hiver, la même promenade l’été, c’est la joie cela, c’est le bonheur cela, c’est tout, cela. Nous vivrons en famille. En famille !

À ce mot, Jean Valjean devint farouche. Il croisa les bras, considéra le plancher à ses pieds comme s’il voulait y creuser un abîme, et sa voix fut tout à coup éclatante :

— En famille ! non. Je ne suis d’aucune famille, moi. Je ne suis pas de la vôtre. Je ne suis pas de celle des hommes. Les maisons où l’on est entre soi, j’y suis de trop. Il y a des familles, mais ce n’est pas pour Je suis le malheureux ; je suis dehors. Ai-je eu un père et une mère ? j’en doute presque. Le jour où j’ai marié cette enfant, cela fini, je l’ai vue heureuse, et qu’elle était avec l’homme qu’elle aime, et qu’il y avait là un bon vieillard, un ménage de deux anges, toutes les joies dans cette maison, et que c’était bien, et je me suis dit : Toi, n’entre pas. Je pouvais mentir, c’est vrai, vous tromper tous, rester monsieur Fauchelevent. Tant que cela a été pour elle, j’ai pu mentir ; mais maintenant ce serait pour moi, je ne le dois pas. Il suffisait de me taire, c’est vrai, et tout continuait. Vous me demandez ce qui me force à parler ? une drôle de chose, ma conscience. Me taire, c’était pourtant bien facile. J’ai passé la nuit à tâcher de me le persuader ; vous me confessez, et ce que je viens vous dire est si extraordinaire que vous en avez le droit ; eh bien oui, j’ai passé la nuit à me donner des raisons, je me suis donné de très bonnes raisons, j’ai fait ce que j’ai pu, allez. Mais il y a deux choses où je n’ai pas réussi : ni à casser le fil qui me tient par le cœur fixé, rive et scellé ici, ni à faire taire quelqu’un qui me parle bas quand je suis seul. C’est pourquoi je suis venu vous avouer tout ce matin. Tout, ou à peu près tout. Il y a de l’inutile à dire qui ne concerne que moi ; je le garde pour moi. L’essentiel, vous le savez. Donc j’ai pris mon mystère, et je vous l’ai apporté. Et j’ai éventré mon secret sous vos yeux. Ce n’était pas une réso-