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LES MISÉRABLES. — JEAN VALJEAN.

Oh ! si je faisais à ma fantaisie, ce serait galant. On entendrait des violons dans les arbres. Voici mon programme : bleu de ciel et argent. Je mêlerais à la fête les divinités agrestes, je convoquerais les dryades et les néréides. Les noces d’Amphitrite, une nuée rose, des nymphes bien coiffées et toutes nues, un académicien offrant des quatrains à la déesse, un char traîné par des monstres marins.


Triton trottait devant, et tirait de sa conque
Des sons si ravissants qu’il ravissait quiconque !

— Voilà un programme de fête, en voilà un, ou je ne m’y connais pas, sac à papier !

Pendant que le grand-père, en pleine effusion lyrique, s’écoutait lui-même, Cosette et Marius s’enivraient de se regarder librement.

La tante Gillenormand considérait tout cela avec sa placidité imperturbable. Elle avait eu depuis cinq ou six mois une certaine quantité d’émotions. Marius revenu, Marius rapporté sanglant, Marius rapporté d’une barricade, Marius mort, puis vivant, Marius réconcilié, Marius fiancé, Marius se mariant avec une pauvresse, Marius se mariant avec une millionnaire. Les six cent mille francs avaient été sa dernière surprise. Puis son indifférence de première communiante lui était revenue. Elle allait régulièrement aux offices, égrenait son rosaire, lisait son eucologe, chuchotait dans un coin de la maison des Ave pendant qu’on chuchotait dans l’autre des I love you, et, vaguement, voyait Marius et Cosette comme deux ombres. L’ombre, c’était elle.

Il y a un certain état d’ascétisme inerte où l’âme, neutralisée par l’engourdissement, étrangère à ce qu’on pourrait appeler l’affaire de vivre, ne perçoit, à l’exception des tremblements de terre et des catastrophes, aucune des impressions humaines, ni les impressions plaisantes, ni les impressions pénibles. — Cette dévotion-là, disait le père Gillenormand à sa fille, correspond au rhume de cerveau. Tu ne sens rien de la vie. Pas de mauvaise odeur, mais pas de bonne.

Du reste, les six cent mille francs avaient iîxé les indécisions de la vieille fille. Son père avait pris l’habitude de la compter si peu qu’il ne l’avait pas consultée sur le consentement au mariage de Marius. Il avait agi de fougue, selon sa mode, n’ayant, despote devenu esclave, qu’une pensée, satisfaire Marius. Quant à la tante, que la tante existât, et qu’elle pût avoir un avis, il n’y avait pas même songé, et, toute moutonne qu’elle était, ceci l’avait froissée. Quelque peu révoltée dans son for intérieur, mais extérieurement impassible, elle s’était dit : Mon père résout la question du mariage sans moi ; je résoudrai la question de l’héritage sans lui. Elle était riche, en