Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Roman, tome VI.djvu/201

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
187
LES DEUX VIEILLARDS…

points de Gênes et d’Alençon, parures en vieille orfèvrerie, bonbonnières d’ivoire ornées de batailles microscopiques, nippes, rubans, il prodiguait tout à Cosette. Cosette, émerveillée, éperdue d’amour pour Marius et effarée de reconnaissance pour M. Gillenormand, rêvait un bonheur sans bornes vêtu de satin et de velours. Sa corbeille de noces lui apparaissait soutenue par les séraphins. Son âme s’envolait dans l’azur avec des ailes de dentelle de Malines.

L’ivresse des amoureux n’était égalée, nous l’avons dit, que par l’extase du grand-père. Il y avait comme une fanfare dans la rue des Filles-du-Calvaire.

Chaque matin, nouvelle offrande de bric-à-brac du grand-père à Cosette. Tous les falbalas possibles s’épanouissaient splendidement autour d’elle.

Un jour Marius, qui, volontiers, causait gravement à travers son bonheur, dit à propos de je ne sais quel incident :

— Les hommes de la révolution sont tellement grands, qu’ils ont déjà le prestige des siècles, comme Caton et comme Phocion, et chacun d’eux semble une mémoire antique.

— Moire antique ! s’écria le vieillard. Merci, Marius. C’est précisément l’idée que je cherchais.

Et le lendemain une magnifique robe de moire antique couleur thé s’ajoutait à la corbeille de Cosette.

Le grand-père extrayait de ces chiffons une sagesse.

— L’amour, c’est bien ; mais il faut cela avec. Il faut de l’inutile dans le bonheur. Le bonheur, ce n’est que le nécessaire. Assaisonnez-le-moi énormément de superflu. Un palais et son cœur. Son cœur et le Louvre. Son cœur et les grandes eaux de Versailles. Donnez-moi ma bergère, et tâchez qu’elle soit duchesse. Amenez-moi Philis couronnée de bleuets et ajoutez-lui cent mille livres de rente. Ouvrez-moi une bucolique à perte de vue sous une colonnade de marbre. Je consens à la bucolique et aussi à la féerie de marbre et d’or. Le bonheur sec ressemble au pain sec. On mange, mais on ne dîne pas. Je veux du superflu, de l’inutile, de l’extravagant, du trop, de ce qui ne sert à rien. Je me souviens d’avoir vu dans la cathédrale de Strasbourg une horloge haute comme une maison à trois étages qui marquait l’heure, qui avait la bonté de marquer l’heure, mais qui n’avait pas l’air faite pour cela ; et qui, après avoir sonné midi ou minuit, midi, l’heure du soleil, minuit, l’heure de l’amour, ou toute autre heure qu’il vous plaira, vous donnait la lune et les étoiles, la terre et la mer, les oiseaux et les poissons, Phébus et Phébé, et une ribambelle de choses qui sortaient d’une niche, et les douze apôtres, et l’empereur Charles-Quint, et Éponine et Sabinus, et un tas de petits bonshommes dorés qui jouaient de la trompette.