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LES MISÉRABLES. — JEAN VALJEAN.

Bien lui en prit. Car ce serait une erreur de croire que l’égout de ceinture a deux issues, l’une vers Bercy, l’autre vers Passy, et qu’il est, comme l’indique son nom, la ceinture souterraine du Paris de la rive droite. Le Grand Égout, qui n’est, il faut s’en souvenir, autre chose que l’ancien ruisseau Ménilmontant, aboutit, si on le remonte, à un cul-de-sac, c’est-à-dire à son ancien point de départ, qui fut sa source, au pied de la butte Ménilmontant. Il n’a point de communication directe avec le branchement qui ramasse les eaux de Paris à partir du quartier Popincourt, et qui se jette dans la Seine par l’égout Amelot au-dessus de l’ancienne île Louviers. Ce branchement, qui complète l’égout collecteur, en est séparé, sous la rue Ménilmontant même, par un massif qui marque le point de partage des eaux en amont et en aval. Si Jean Valjean eût remonté la galerie, il fût arrivé, après mille efforts, épuisé de fatigue, expirant, dans les ténèbres, à une muraille. Il était perdu.

À la rigueur, en revenant un peu sur ses pas, en s’engageant dans le couloir des Filles-du-Calvaire, à la condition de ne pas hésiter à la patte d’oie souterraine du carrefour Boucherat, en prenant le corridor Saint-Louis, puis, à gauche, le boyau Saint-Gilles, puis en tournant à droite et en évitant la galerie Saint-Sébastien, il eût pu gagner l’égout Amelot, et de là, pourvu qu’il ne s’égarât point dans l’espèce d’F qui est sous la Bastille, atteindre l’issue sur la Seine près de l’Arsenal. Mais, pour cela, il eût fallu connaître à fond, et dans toutes ses ramifications et dans toutes ses percées, l’énorme madrépore de l’égout. Or, nous devons y insister, il ne savait rien de cette voirie effrayante où il cheminait ; et, si on lui eût demandé dans quoi il était, il eût répondu : dans de la nuit.

Son instinct le servit bien. Descendre, c’était en effet le salut possible.

Il laissa à sa droite les deux couloirs qui se ramifient en forme de griffe sous la rue Laffitte et la rue Saint-Georges et le long corridor bifurqué de la chaussée d’Antin.

Un peu au delà d’un affluent qui était vraisemblablement le branchement de la Madeleine, il fit halte. Il était très las. Un soupirail assez large, probablement le regard de la rue d’Anjou, donnait une lumière presque vive. Jean Valjean, avec la douceur de mouvements qu’aurait un frère pour son frère blessé, déposa Marius sur la banquette de l’égout. La face sanglante de Marius apparut sous la lueur blanche du soupirail comme au fond d’une tombe. Il avait les yeux fermés, les cheveux appliqués aux tempes comme des pinceaux séchés dans de la couleur rouge, les mains pendantes et mortes, les membres froids, du sang coagulé au coin des lèvres. Un caillot de sang s’était amassé dans le nœud de la cravate ; la chemise entrait dans les plaies, le drap de l’habit frottait les coupures béantes de la chair vive. Jean Valjean,