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LES MISÉRABLES. — JEAN VALJEAN.

eût apparu comme un être hérissé, déguenillé et oblique, inquiet et grelottant sous une blouse en haillons, et l’autre comme une personne classique et officielle, portant la redingote de l’autorité boutonnée jusqu’au menton.

Le lecteur reconnaîtrait peut-être ces deux hommes, s’il les voyait de plus près.

Quel était le but du dernier ?

Probablement d’arriver à vêtir le premier plus chaudement.

Quand un homme habillé par l’état poursuit un homme en guenilles, c’est afin d’en faire aussi un homme habillé par l’état. Seulement la couleur est toute la question. Être habillé de bleu, c’est glorieux ; être habillé de rouge, c’est désagréable.

Il y a une pourpre d’en bas.

C’est probablement quelque désagrément et quelque pourpre de ce genre que le premier désirait esquiver.

Si l’autre le laissait marcher devant et ne le saisissait pas encore, c’était, selon toute apparence, dans l’espoir de le voir aboutir à quelque rendez-vous significatif et à quelque groupe de bonne prise. Cette opération délicate s’appelle « la filature ».

Ce qui rend cette conjecture tout à fait probable, c’est que l’homme boutonné, apercevant de la berge sur le quai un fiacre qui passait à vide, fit signe au cocher ; le cocher comprit, reconnut évidemment à qui il avait affaire, tourna bride et se mit à suivre au pas du haut du quai les deux, hommes. Ceci ne fut pas aperçu du personnage louche et déchiré qui allait en avant.

Le fiacre roulait le long des arbres des Champs-Élysées. On voyait passer au-dessus du parapet le buste du cocher, son fouet à la main.

Une des instructions secrètes de la police aux agents contient cet article : — « Avoir toujours à portée une voiture de place, en cas ».

Tout en manœuvrant chacun de leur côté avec une stratégie irréprochable, ces deux hommes approchaient d’une rampe du quai descendant jusqu’à la berge qui permettait alors aux cochers de fiacre arrivant de Passy de venir à la rivière faire boire leurs chevaux. Cette rampe a été supprimée depuis, pour la symétrie ; les chevaux crèvent de soif, mais l’œil est flatté.

Il était vraisemblable que l’homme en blouse allait monter par cette rampe afin d’essayer de s’échapper dans les Champs-Élysées, lieu orné d’arbres, mais en revanche fort croisé d’agents de police, et où l’autre aurait aisément main-forte.

Ce point du quai est fort peu éloigné de la maison apportée de Moret à Paris en 1824 par le colonel Brack, et dite maison de François Ier. Un corps de garde est là tout près.