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LES MISÉRABLES. — JEAN VALJEAN.

c’est ? C’est de la prairie en fleur, c’est de l’herbe verte, c’est du serpolet et du thym et de la sauge, c’est du gibier, c’est du bétail, c’est le mugissement satisfait des grands bœufs le soir, c’est du foin parfumé, c’est du blé doré, c’est du pain sur votre table, c’est du sang chaud dans vos veines, c’est de la santé, c’est de la joie, c’est de la vie. Ainsi le veut cette création mystérieuse qui est la transformation sur la terre et la transfiguration dans le ciel.

Rendez cela au grand creuset ; votre abondance en sortira. La nutrition des plaines fait la nourriture des hommes.

Vous êtes maîtres de perdre cette richesse, et de me trouver ridicule par-dessus le marché. Ce sera là le chef-d’œuvre de votre ignorance. La statistique a calculé que la France à elle seule fait tous les ans à l’Atlantique par la bouche de ses rivières un versement d’un demi-milliard. Notez ceci : avec ces cinq cents millions on payerait le quart des dépenses du budget. L’habileté de l’homme est telle qu’il aime mieux se débarrasser de ces cinq cents millions dans le ruisseau. C’est la substance même du peuple qu’emportent, ici goutte à goutte, là à flots, le misérable vomissement de nos égouts dans les fleuves et le gigantesque vomissement de nos fleuves dans l’océan. Chaque hoquet de nos cloaques nous coûte mille francs. À cela deux résultats : la terre appauvrie et l’eau empestée. La faim sortant du sillon et la maladie sortant du fleuve.

Il est notoire, par exemple, qu’à cette heure, la Tamise empoisonne Londres.

Pour ce qui est de Paris, on a dû, dans ces derniers temps, transporter la plupart des embouchures d’égouts en aval au-dessous du dernier pont. Un double appareil tubulaire, pourvu de soupapes et d’écluses de chasse, aspirant et refoulant, un système de drainage élémentaire, simple comme le poumon de l’homme, et qui est déjà en pleine fonction dans plusieurs communes d’Angleterre, suffirait pour amener dans nos villes l’eau pure des champs et pour renvoyer dans nos champs l’eau riche des villes, et ce facile va-et-vient, le plus simple du monde, retiendrait chez nous les cinq cents millions jetés dehors. On pense à autre chose.

Le procédé actuel fait le mal en voulant faire le bien. L’intention est bonne, le résultat est triste. On croit expurger la ville, on étiole la population. Un égout est un malentendu. Quand partout le drainage, avec sa fonction double, restituant ce qu’il prend, aura remplacé l’égout, simple lavage appauvrissant, alors, ceci étant combiné avec les données d’une économie sociale nouvelle, le produit de la terre sera décuplé, et le problème de la misère sera singulièrement atténué. Ajoutez la suppression des parasitismes, il sera résolu.