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… Le grand poète, qui toute sa vie a lutté contre la peine de mort et combattu sans trêve l’échafaud, se trouve ici en présence de ce terrible et sanglant Quatre-vingt-treize, — de la Convention, — de la Terreur. D’un côté la Vendée, dont le mot d’ordre est : « Pas de quartier » ; de l’autre, la Révolution dont la devise est : « Pas de grâce ». C’était à lui surtout, — à lui, qui a défendu l’inviolabilité de la vie humaine dans le monde entier, — qu’il appartenait de juger cette époque, dont on est tenté de dire que ses crimes mêmes sont sublimes.

Il le fait de deux façons, en la montrant avec une réalité frappante ; en la jugeant avec une admirable élévation.

Tout d’abord, n’est-ce pas la Terreur ? On nous rappelle toujours le sang versé. On oublie ce qui l’a fait verser : L’avenir, le droit, la justice assaillis par l’étranger, trahis dans le pays même ; voilà ce qui domine cette grande époque ; voilà ce qui remplit le livre. Victor Hugo l’a fait ressortir non seulement dans cette grande et dure figure du serviteur inexorable de l’idéal qu’il a appelée Cimourdain, mais encore dans chaque ligne du livre, dans chaque détail de l’action. Le drame qui clôt le livre n’est pas seulement saisissant : historiquement, il est d’une vérité, d’une justesse, d’une profondeur absolues.

Il était facile à Victor Hugo, avec un génie si merveilleusement pathétique, de faire condamner par les larmes ce féroce Cimourdain ; il ne l’a pas fait. Gauvain est sublime quand il délivre Lantenac. Mais en le délivrant il rallume la guerre civile, il prolonge les massacres ; sa peine est juste et son exemple nécessaire, au point de vue rigoureux. Il le sent lui-même et il l’accepte. Toutes les fatalités qui ont rendu la lutte implacable agissent et vivent dans le livre. On ne les comprend pas seulement, on les voit. Les pages admirables sur la nuit qui s’épaississait dans les cerveaux vendéens ; le personnage de Lantenac ; le passage sur le paysan breton, qui restera présent à tous les souvenirs ; tout cela est de l’histoire profonde et magnanime.

C’est ainsi que l’auteur a groupé autour de l’action la Révolution tout entière, et qu’il a fait revivre avec une puissance incomparable son génie, ses périls, sa logique inflexible, ses entraînements sublimes ; il fallait être Victor Hugo, pour dresser une œuvre à la taille de cette période démesurée de notre histoire vers laquelle la France et l’Europe n’ont pas cessé d’avoir les yeux tournés.

Paul de Saint-Victor.

J’étais assuré d’avance que la pensée de Victor Hugo ne se ferait pas la complice des atrocités de Quatre-vingt-treize. La bonté est la vertu de ce grand génie ; il pousse, à l’excès peut-être, l’horreur des vengeances et des représailles ; il a passé sa vie à assiéger l’échafaud. Mais je craignais, en le voyant entrer au cœur de cette mêlée où tout se confond, où l’épée jette des rayons qui font pâlir, par instants, les affreux éclairs de la hache, une admiration excessive, une absolution en masse, donnée, au nom de la Fatalité, à ses œuvres, un parti-pris violent de flétrir et de rabaisser ses ennemis.

Ces craintes ont été superbement démenties. Quatrevingt-treize est un livre de paix, de conciliation, de justice. J’y rencontre sans doute des pages qui m’étonnent, des vues et des effets d’optique grossissante qui déconcertent mon jugement. Il m’est impossible d’admettre que la Convention soit « le point culminant de l’histoire ». Un chaos n’est pas un sommet.

… Je dirai tout à l’heure combien Cimourdain, le représentant de la terreur dans le livre, me paraît surfait et grandi. Mais ces divergences de détail sont rectifiées par l’esprit d’impartialité supérieure qui plane sur l’ensemble, par l’équité magnanime qui maintient la balance égale entre les deux causes, entre la Vendée royaliste et la France révolutionnaire. L’oriflamme de la monarchie est aussi hautement portée dans Quatrevingt-treize que le drapeau de la république ; les paladins du Passé y tiennent tête aux soldats de l’Idée nouvelle.

La grande figure du roman, celle qui le domine et qui le commande, est celle du marquis de Lantenac, le chef royaliste.

… Les plus grandes pages du livre sont celles qu’il traverse. Quelle scène que celle de cette barque lancée en pleine mer, où le vieux chef se trouve seul, face à face, avec le matelot dont il vient de faire fusiller le frère et qui veut le tuer, pour venger cette mort.

… Ce chef inexorable, le poète, après l’avoir montré féroce dans les hautes œuvres