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servait d’entrée et qu’on appela la salle des gardes ; au-dessus de cette salle des gardes, qui était une sorte d’entresol, on mit une bibliothèque, au-dessus de la bibliothèque un grenier. De longues fenêtres à petites vitres en verre de Bohême, des pilastres entre les fenêtres, des médaillons sculptés dans le mur ; trois étages ; en bas des pertuisanes et des mousquets, au milieu, des livres, en haut, des sacs d’avoine ; tout cela était un peu sauvage et fort noble.

La tour à côté était farouche.

Elle dominait cette bâtisse coquette de toute sa hauteur lugubre. De la plate-forme on pouvait foudroyer le pont.

Les deux édifices, l’un abrupt, l’autre poli, se choquaient plus qu’ils ne s’accostaient. Les deux styles n’étaient point d’accord ; bien que deux demi-cercles semblent devoir être identiques, rien ne ressemble moins à un plein-cintre roman qu’une archivolte classique. Cette tour digne des forêts était une étrange voisine pour ce pont digne de Versailles. Qu’on se figure Alain Barbe-Torte donnant le bras à Louis XIV. L’ensemble terrifiait. Des deux majestés mêlées sortait on ne sait quoi de féroce.

Au point de vue militaire, le pont, insistons-y, livrait presque la tour. Il l’embellissait et la désarmait ; en gagnant de l’ornement elle avait perdu de la force. Le pont la mettait de plain-pied avec le plateau. Toujours inexpugnable du côté de la forêt, elle était maintenant vulnérable du côté de la plaine. Autrefois elle commandait le plateau, à présent le plateau la commandait. Un ennemi installé là serait vite maître du pont. La bibliothèque et le grenier étaient pour l’assiégeant, et contre la forteresse. Une bibliothèque et un grenier se ressemblent en ceci que les livres et la paille sont du combustible. Pour un assiégeant qui utilise l’incendie, brûler Homère ou brûler une botte de foin, pourvu que cela brûle, c’est la même chose. Les français l’ont prouvé aux allemands en brûlant la bibliothèque de Heidelberg, et les allemands l’ont prouvé aux français en brûlant la bibliothèque de Strasbourg. Ce pont, ajouté à la Tourgue, était donc stratégiquement une faute ; mais au xviie siècle, sous Colbert et Louvois, les princes Gauvain, pas plus que les princes de Rohan ou les princes de La Trémoille, ne se croyaient désormais assiégeables. Pourtant les constructeurs du pont avaient pris quelques précautions. Premièrement, ils avaient prévu l’incendie ; au-dessous des trois fenêtres du côté aval, ils avaient accroché transversalement, à des crampons qu’on voyait encore il y a un demi-siècle, une forte échelle de sauvetage ayant pour longueur la hauteur des deux premiers étages du pont, hauteur qui dépassait celle de trois étages ordinaires ; deuxièmement, ils avaient prévu l’assaut ; ils avaient isolé le pont de la tour au moyen d’une lourde et basse porte de fer ; cette porte était cintrée ; on la fermait avec