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II

LES HOMMES.

Le paysan a deux points d’appui : le champ qui le nourrit, le bois qui le cache.

Ce qu’étaient les forêts bretonnes, on se le figurerait difficilement ; c’étaient des villes. Rien de plus sourd, de plus muet et de plus sauvage que ces inextricables enchevêtrements d’épines et de branchages ; ces vastes broussailles étaient des gîtes d’immobilité et de silence ; pas de solitude d’apparence plus morte et plus sépulcrale ; si l’on eût pu, subitement et d’un seul coup pareil à l’éclair, couper les arbres, on eût brusquement vu dans cette ombre un fourmillement d’hommes.

Des puits ronds et étroits, masqués au dehors par des couvercles de pierre et de branches, verticaux, puis horizontaux, s’élargissant sous terre en entonnoir, et aboutissant à des chambres ténébreuses, voilà ce que Cambyse trouva en Égypte et ce que Westermann trouva en Bretagne ; là c’était dans le désert, ici c’était dans la forêt ; dans les caves d’Égypte il y avait des morts, dans les caves de Bretagne il y avait des vivants. Une des plus sauvages clairières du bois de Misdon, toute perforée de galeries et de cellules où allait et venait un peuple mystérieux, s’appelait « la Grande-ville ». Une autre clairière, non moins déserte en dessus et non moins habitée en dessous, s’appelait « la Place royale ».

Cette vie souterraine était immémoriale en Bretagne. De tout temps l’homme y avait été en fuite devant l’homme. De là les tanières de reptiles creusées sous les arbres. Cela datait des druides, et quelques-unes de ces cryptes étaient aussi anciennes que les dolmens. Les larves de la légende et les monstres de l’histoire, tout avait passé sur ce noir pays, Teutatès, César, Hoël, Néomène, Geoffroy d’Angleterre, Alain-gant-de-fer, Pierre Mauclerc, la maison française de Blois, la maison anglaise de Montfort, les rois et les ducs, les neuf barons de Bretagne, les juges des Grands-Jours, les comtes de Nantes querellant les comtes de Rennes, les routiers, les malandrins, les grandes compagnies, René ii, vicomte de Rohan, les gouverneurs pour le roi, le « bon duc de Chaulnes » branchant les paysans sous les fenêtres de Mme  de Sévigné, au xve siècle les boucheries seigneuriales, au xvie et au xviie siècles les guerres de religion, au xviiie siècle les trente mille chiens dressés à chasser aux hommes ; sous ce piétinement effroyable le peuple avait pris le parti de disparaître. Tour à tour les troglodytes pour