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HISTORIQUE DES MISÉRABLES.

un des plus beaux des Misérables, est d’autant plus saisissant qu’on y sent la pensée de l’auteur à son apogée. Le Victor Hugo de 1845 n’eût pu écrire L’évêque en présence d’une lumière inconnue. La lumière ne l’avait pas encore aveuglé. En 1860, l’évolution s’est faite, irrésistible et naturelle. Le poète « a grandi ».

La Chute de Jean Valjean (livre deuxième) date de 1845-1848 ; Victor Hugo ajoute en 1860 un chapitre de considérations philosophiques fort élevées : l’Onde et l’Ombre.

Le livre troisième : En l’année 1817, sur la farce des quatre jeunes parisiens, a été intercalé en 1860-1862.

Mais pour les autres livres, en dehors de quelques détails sur la visite de Fantine à Montfermeil, sur les Thénardier dont le portrait est plus complètement tracé, toutes les péripéties du drame, les aventures de M. Madeleine, les souffrances de Fantine, l’affaire Champmathieu, l’emprisonnement de Jean Valjean, son évasion, le mensonge de la sœur Simplice, tous ces récits datent de la première époque ; on voit que, sauf la farce des quatre parisiens, le roman, dans sa première partie, n’a pas subi en 1860-1862 de transformations qui dussent en ébranler la charpente.

La deuxième partie : Cosette, était en 1845-1848 plus rudimentaire. Victor Hugo nous montrait Jean Valjean sauvant le gabier sur le vaisseau l’Orion, s’évadant, accomplissant « la promesse faite à la morte », se réfugiant dans la masure Gorbeau, et, poursuivi par Javert, pénétrant dans le jardin du couvent du Petit-Picpus.

Comme on le voit encore, la trame du drame est conservée, elle est plus serrée. Mais en 1860-1862 Victor Hugo songe au livre de Waterloo qu’il écrira sur le champ de bataille même, du 7 mai au 30 juin 1861. Il nous décrit Jean Valjean dans les bois de Montfermeil, sa rencontre avec le cantonnier Boulatruelle ; il complète encore le portrait des Thénardier et les renseignements sur le couvent du Petit-Picpus donnés d’après des notes fournies par une ancienne pensionnaire. Cette pensionnaire était Juliette Drouet, entrée au couvent des dames de Sainte-Madeleine logé provisoirement dans une petite maison bâtie au bout du jardin du couvent Saint-Michel, à l’angle de la rue d’Ulm et de la rue des Postes. L’entrée était la même que celle du couvent Saint-Michel et s’ouvrait sur la rue Saint-Jacques.

Juliette Drouet raconta à Victor Hugo la vie des pensionnaires. Elle se borna à faire un récit sans y mêler aucune acrimonie ni aucune amertume ; nous en avons la preuve dans les détails qu’elle a donnés elle-même de sa sortie du couvent, et qu’il peut être intéressant de reproduire ici :


Un jour M. de Quelen, qui n’était que coadjuteur, vint en grande visite au couvent. Il était dans le salon de l’abbesse assis dans un grand fauteuil. Il y avait un coussin de tapisserie à côté du fauteuil sur lequel tour à tour venaient se mettre à genoux pendant quelques minutes les professes, les novices, les postulantes et les plus grandes pensionnaires des deux couvents… ; lorsque vint mon tour j’étais fort tremblante. Le coadjuteur me rassura avec bonté, prit mes mains dans la sienne et releva de l’autre mon menton que je tenais baissé sous mon petit capuchon noir. Il me demanda ce que j’avais à lui dire, je ne savais que lui répondre, car j’étais fort troublée. Il me demanda si je me trouvais très heureuse au couvent et si j’attendais avec impatience le moment de mon noviciat. Pour toute réponse je me mis à pleurer à sanglots. Il insista pour connaître le sujet de mes larmes, et lorsque je lui eus dit que je n’avais aucune vocation et que le couvent me faisait horreur, il s’empressa de me consoler et il me promit que je ne serais point religieuse contre mon gré. En effet, quinze jours après je quittai le couvent.


Victor Hugo reçut de la même source des renseignements sur le couvent du