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HISTORIQUE DES MISÉRABLES.

Mgr Miollis fit un signe à Pierre qui descendit à la hâte et vint nous rejoindre.

— Pardon ! pardon ! murmura-t-il. Rosalie m’a dit que vous étiez l’évêque… je ne savais pas, moi !… que de bontés pour un…

— Il n’y a pas de mal, mon ami ! Aux yeux de Dieu, un évêque ne vaut pas mieux qu’un curé… L’essentiel est maintenant de savoir ce que vous allez faire… Avez-vous un état ? Savez-vous un métier ?

— Hélas ! oui… j’en saurais même plusieurs… avant… mon malheur, j’étais ruscolier[1] dans les bois de Servoules, du Luc, de Saint-Tropez et de l’Estérel… Là-bas… à Toulon… j’ai appris le métier de tourneur, un peu d’ébénisterie… ; j’ai vingt-six ans, je suis fort, je ne boude pas le travail et je veux… oui je veux être honnête… mais qui me croira ? Qui voudra de moi avec ce passeport jaune qui me fait galérien à perpétuité ? Ce sera partout comme hier soir, chez ces hôteliers qui m’ont refusé le gîte et n’ont pas voulu de mon argent !… Partout, oui partout, la honte, la défiance, le mépris, une voix rude pour me dire « va-t’en ! » des coups de fusil peut-être, comme à un loup affamé, comme à un chien enragé… Oh ! excusez-moi, monsieur… monseigneur ! j’oublie que j’ai été reçu comme un honnête homme par celui qui aurait eu le plus de droit de me chasser comme un scélérat !…


Nous arrêtons là le récit de l’abbé Angelin, certifié par Pontmartin. Si nous en avons reproduit un aussi long passage, c’est pour bien établir l’identité de Jean Valjean. Ce récit a d’autant plus de saveur que Victor Hugo avait imaginé pour son Jean Valjean ce que l’abbé Angelin avait vu dans les traits, l’attitude et la nature de Pierre Maurin. Ce Jean Valjean, si invraisemblable d’après les critiques du temps, qui n’a pas pu être condamné si sévèrement pour le vol d’un pain, qui n’a pas pu être chassé de partout, qui était incapable de devenir M. Madeleine, nous le trouvons tout entier sous les traits de Pierre Maurin.

Suivons la fin de l’histoire.

Mgr Miollis écrivit à son frère le général pour lui recommander Pierre. L’ancien forçat, muni de cette lettre, quitta à regret son évêque et se rendit aussitôt auprès du général, qui le plaça tout d’abord comme infirmier dans une ambulance. À quelque temps de là, après avoir éprouvé à plusieurs reprises sa nouvelle recrue, le général adressa à son frère, Mgr Miollis, la lettre suivante :


Mon cher évêque.

C’est un vrai cadeau que tu m’as fait. Ton Pierre Maurin est un brave ; s’il n’a pas déjà une jambe de bois et un menton d’argent, ce n’est pas sa faute. J’ai commencé par prendre avec lui quelques précautions qui m’ont paru nécessaires. J’en ai fait un infirmier dans une de nos ambulances. Sa conduite a été parfaite, et il a achevé de me gagner le cœur par un trait de probité assez rare parmi nos épaulettes de laine. Le soir de la bataille de X…, il était allé bien loin, au risque d’attraper quelque balle retardataire, chercher et recueillir nos blessés. Édouard de Mauléon, un de nos plus jeunes sous-lieutenants, respirait encore. Pierre, qui est un hercule, le prit dans ses bras ; mais, au même instant, Édouard, qui avait la poitrine traversée de part en part, rendit le dernier soupir. C’était un riche fils de famille. Il avait sur lui une montre de prix, une trentaine de louis, une chaîne et un médaillon en or. Pierre me rapporta exactement tout cela et ne voulut pas entendre parler de récompense.

« Ma récompense, me dit-il, ah ! la plus belle de toutes… ce serait si mon général voulait être assez bon pour en écrire un mot à mon évêque ! » Il prononça ces mots : « mon général » et « mon évêque » d’une certaine manière, avec une expression qui m’a ému. L’épreuve me semblait décisive, et, comme mes trois brosseurs avaient été tués l’un après l’autre, j’ai attaché Pierre à mon service. C’était un premier pas, le second ne s’est pas fait attendre.

Nous avons eu, l’autre jour, une bataille sanglante, une victoire chèrement disputée. Pierre Maurin s’est battu non seulement en vaillant soldat qui fait son devoir, non seulement en repris de justice qui veut se réhabi-

  1. Déshabilleur de tronc et de branches maîtresses de chênes-liège ; du mot provençal rusque — écorce.