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LE MANUSCRIT DES MISÉRABLES.

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Jean Valjean, si sérieuse que fût la conjoncture, ne put s’empêcher d’admirer ce plan, conçu par un naïf paysan et digne d’un vieux galérien. Quant à lui, comme tout misérable sujet aux évasions, il avait traversé de pires détroits. Se faire clouer et emporter dans une caisse comme un colis, vivre longtemps dans une boîte, trouver de l’air où il n’y en a pas, économiser sa respiration des heures entières, savoir étouffer sans mourir, c’était là un des sombres talents de Jean Valjean.

Fauchelevent, heureux comme un auteur, se frottait les mains.

— Soyez tranquille, monsieur Madeleine. C’est moi qui cloue la bière, je ménagerai des jours ; je ne serrerai pas les planches, et vous respirerez. Seulement ne remuez pas quand on vous portera. Quant à la petite, je la déposerai chez cette vieille bonne amie de fruitière que j’ai, et je lui dirai de me garder ma nièce jusqu’à demain. La vieille fruitière est pas mal sourde et vit toute seule. Il n’y aurait qu’un danger, le fossoyeur. Mais je fais joujou avec le vieux Mestienne. Je fais ce que je veux dans ce cimetière-là. Le fossoyeur met les morts dans la fosse et moi je mets le fossoyeur dans ma poche. Tout ira bien.


Feuillet 663, recto et verso. Contient la première version très résumée et très simplifiée de tout le livre VIII. Ces deux pages de texte suivaient, avant l’intercalation du livre VII, Parenthèse, la description du couvent. Nous les donnons intégralement afin que le lecteur puisse suivre l’évolution de la pensée de Victor Hugo, de 1847 à 1862 :

C’est dans cette maison que Jean Valjean était, comme avait dit Fauchelevent, « tombé du ciel ». Il avait franchi le mur du jardin qui fait l’angle de la rue des Postes[2]. Cet hymne des anges qu’il avait entendu au milieu de la nuit, c’étaient les religieuses chantant matines. Cette salle qu’il avait entrevue dans l’obscurité, c’était la chapelle ; ce fantôme qu’il avait vu étendu à terre, c’était la sœur faisant « la réparation » ; ce grelot dont le bruit l’avait si étrangement surpris, c’était le grelot du jardinier attaché au genou du père Fauchelevent.

Ce père Fauchelevent était un vieux qui toute sa vie avait été égoïste et qui, à la fin de ses jours, boiteux et infirme, n’ayant plus aucun intérêt au monde, trouvant une généreuse action à faire, se jeta dessus comme un homme qui, au moment de mourir, rencontrerait sous sa main un verre d’un bon vin dont il n’aurait jamais goûté et le boirait avidement. On peut ajouter que l’air qu’il respirait depuis plusieurs années déjà dans ce couvent avait détruit la personnalité en lui et avait fini par lui rendre nécessaire une bonne action quelconque. Le père Fauchelevent n’adressa pas une question à Jean Valjean. La reconnaissance le fit inventif. Il fut admirable.

Or, pour un malheureux dans la position de Jean Valjean, ce couvent était à la fois le lieu le plus dangereux et le plus sûr. Le plus dangereux, car aucun homme ne pouvait y pénétrer, et à plus forte raison y demeurer. Le plus sûr, car si l’on par-

  1. Le feuillet manquant devait relater l’idée de Fauchelevent : faire sortir du couvent M. Madeleine dans le cercueil.
  2. Cette version étant de 1847, le couvent reste situé rue Neuve-Sainte-Geneviève, sur la rive gauche.