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RELIQUAT DES MISÉRABLES.

payens. Le jour où le genre humain ne saurait plus souffrir, ses plus hautes vertus s’évanouiraient. Le droit serait déserté, le devoir serait renié. La conscience ne trouverait à qui parler. Il n’y aurait plus personne pour accepter la ruine, la persécution, l’exil, la ciguë, la croix, l’échafaud, le martyre. Aucune joue ne se tendrait aux soufflets des valets dans la salle basse du grand prêtre. Il n’y aurait plus ni Socrate, ni Caton. Le sommet de l’homme se couvrirait d’ombre.

Distinguons seulement : il y a souffrance et souffrance.

La fatalité se bifurque ; Misère et Douleur sont deux. La douleur est providentielle ; la misère est sociale. Subissons l’une ; rejetons l’autre.

Le joug de Dieu, soit. Le joug de l’homme, non.

Plus de malheureux du tout, c’est une chimère. Le moins de malheureux possible, c’est la sagesse.

Et, dans les malheureux, supprimer l’espèce qu’on appelle « les misérables », voilà la plus grande des questions humaines.

Guérir le goitre, tout est là.

Mais on se récrie : dire est facile. Faire ne l’est pas. Quel est votre mode de guérison ? Comment supprimer la misère ?

Nous l’avons dit, en supprimant l’ignorance.

Plus de ténébreux, plus de misérables.

Il n’y a pas de cécité sociale ; il n’y a que de la nuit.

Comment supprimer l’ignorance ? par le moyen le plus simple, le plus élémentaire, le plus pratique, devant lequel on recule, comme devant toutes les évidences, mais auquel on arrivera. Par l’enseignement gratuit et obligatoire. Topique dont les prodigieux effets se feraient sentir en moins d’un quart de siècle. Retirer au parasitisme le budget que les nations lui allouent, et doter de ce budget l’enseignement, changer tous ces millions bêtes en millions utiles, ce serait la plus radicale mesure sanitaire que la civilisation pût prendre. Un point d’appui, et le levier soulèvera le monde. Le point d’appui est trouvé. C’est l’enseignement gratuit et obligatoire. Ite et docete. Hélas ! les familles souffrent dans les nations, et les nations souffrent dans l’humanité. Quel désolant groupe d’idées ! en Europe seulement, quelle préoccupation pour la civilisation ! les fanatismes religieux de l’Espagne, de l’Italie et de l’Angleterre, l’accablement moral de l’Irlande, le tâtonnement douloureux de la Pologne vers la résurrection, la torpeur de l’Allemagne, les accès de sauvagerie de la France dans son moment le plus auguste, quand elle enfante les révolutions, l’idiotisme de ce qu’on appelle la Turquie, la servitude de la Russie, la barbarie de la Grèce. La barbarie de la Grèce, quel mot ! autant dire l’obscurité du soleil. Un jour je tenais le livre de postes de l’Europe ; Prez-en-Pail y était ; Athènes n’y était pas. D’où vient toute cette ombre ? de ce que la terre ne sait pas lire. Une telle situation ne peut durer. C’est l’absurde. Que la France, cette initiatrice, donne l’exemple. Nous l’avons déjà dit et crié ailleurs, mais nous les répéterons sans nous lasser : « des ateliers pour les hommes, des écoles pour les enfants. »

Oui, l’enseignement gratuit et obligatoire, voilà le remède. Enseignement logique, scientifique, radical ; enseignement de choses saines et fortes. En dehors de