Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Roman, tome IV.djvu/555

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
541
RELIQUAT DES MISÉRABLES.

prise d’on ne sait quel épanouissement subit, donne un pendant à la guirlande de Julie. Les sonnets de Pétrarque, cet essaim qui rôde dans l’ombre des âmes, se hasardent à travers le crépuscule du côté de ces abjections et de ces souffrances, attirés par on ne sait quelles affinités obscures, de même qu’on voit quelquefois un vol d’abeilles bourdonner sur un tas de fumier d’où s’échappe, perceptible à elles seules et mêlé aux miasmes, quelque parfum de fleur enfouie. L’antre se fait grotte. Les gémonies sont élyséennes. Le fil chimérique des hyménées célestes flotte sous la plus noire voûte de l’Érèbe humain, et lie des cœurs désespérés à des cœurs monstrueux. Manon envoie à Cartouche, à travers l’infini, l’ineffable sourire d’Évirallina à Fingal. D’un pôle à l’autre de la misère, d’un géhenne à l’autre, du bagne au lupanar, des bouches de ténèbres échangent éperdument le baiser d’azur.

C’est la nuit. La fosse monstrueuse de Clamart s’entrouvre ; un miasme, un phosphore, une clarté, en sort. Cela brille et frissonne ; le haut et le bas flottent séparément ; cela prend forme, la tête rejoint le corps, c’est un fantôme ; le fantôme, regardé dans l’ombre par de funestes yeux égarés, monte, grandit, bleuit, plane, et s’en va au zénith ouvrir la porte du palais de soleil où les papillons errent de fleur en fleur et où les anges volent d’étoile en étoile.

Dans tous ces étranges phénomènes concordants, éclate l’inamissibilité du principe qui est tout l’homme. Le mystérieux mariage que nous venons de raconter, mariage de la servitude avec la captivité, exagère l’idéal par cela même qu’il est accablé de toutes les pesanteurs les plus hideuses de la destinée. Mixture effrayante. Rencontre de ces deux mots redoutables où toute la vie humaine est nouée : jouir et souffrir.

Hélas ! et comment ne pas laisser échapper ce cri ? pour ces infortunées, jouir, rire, chanter, plaire, aimer, cela existe, cela persiste ; mais il y a du râle dans chanter, il y a du grincement dans rire, il y a de la putréfaction dans jouir, il y a de la cendre dans plaire, il y a de la nuit dans aimer. Toutes les joies sont attachées à leur destinée avec des clous de cercueil.

Qu’est-ce que cela fait ? elles ont soif de toutes ces lugubres clartés chimériques, pleines de rêve.

Qu’est-ce que le tabac, si précieux et si cher au prisonnier ? c’est du rêve.

— Mettez-moi au cachot, disait un forçat, mais donnez-moi du tabac. En d’autres termes : plongez-moi dans une fosse, mais donnez-moi un palais.

Pressez la fille et le bandit, mêlez le Tartare à l’Averne, remuez la fatale cuve des fanges, entassez toutes les difformités de la matière ; qu’en sort-il ? l’immatériel. L’idéal est le feu grégeois du ruisseau de la rue. Il y brûle. Son resplendissement sous l’eau impure éblouit et attendrit le penseur. Nina Lassave attise et avive avec les billets doux de Fieschi cette sombre lampe de Vesta que toute femme a dans le cœur, aussi inextinguible chez la courtisane que chez la carmélite. C’est ce qui explique ce mot : vierge, décerné par la Bible aussi bien à la Vierge folle qu’à la Vierge sage.

Cela était hier, cela est aujourd’hui. Ici encore la surface a changé, le fond reste. On a un peu verni de nos jours les franches âpretés du moyen-âge. Ribaude se prononce lorette ; Toinon répond au nom d’Olympia ou d’Impéria ; Thomasse-