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LES MISÉRABLES. — MARIUS.

Il n’y avait plus personne dans le corridor. Il courut à l’escalier. Il n’y avait personne dans l’escalier. Il descendit en hâte, et il arriva sur le boulevard à temps pour voir un fiacre tourner le coin de la rue du Petit-Banquier et rentrer dans Paris.

Marins se précipita dans cette direction. Parvenu à l’angle du boulevard, il revit le fiacre qui descendait rapidement la rue Mouffetard ; le fiacre était déjà très loin, aucun moyen de le rejoindre ; quoi ? courir après ? impossible ; et d’ailleurs de la voiture on remarquerait certainement un individu courant à toutes jambes à la poursuite du fiacre, et le père le reconnaîtrait. En ce moment, hasard inouï et merveilleux, Marius aperçut un cabriolet de régie qui passait à vide sur le boulevard. Il n’y avait qu’un parti à prendre, monter dans ce cabriolet, et suivre le fiacre. Cela était sûr, efficace et sans danger. Marius fit signe au cocher d’arrêter, et lui cria :

— À l’heure !

Marius était sans cravate, il avait son vieil habit de travail auquel des boutons manquaient, sa chemise était déchirée à l’un des plis de la poitrine. Le cocher s’arrêta, cligna de l’œil et étendit vers Marius sa main gauche en frottant doucement son index avec son pouce.

— Quoi ? dit Marius.

— Payez d’avance, dit le cocher.

Marius se souvint qu’il n’avait sur lui que seize sous.

— Combien ? demanda-t-il.

— Quarante sous.

— Je payerai en revenant.

Le cocher, pour toute réponse, siffla l’air de La Palisse et fouetta son cheval.

Marius regarda le cabriolet s’éloigner d’un air égaré. Pour vingt-quatre sous qui lui manquaient, il perdait sa joie, son bonheur, son amour ! il retombait dans la nuit ! il avait vu et il redevenait aveugle ! il songea amèrement et, il faut bien le dire, avec un regret profond, aux cinq francs qu’il avait donnés le matin même à cette misérable fille. S’il avait eu ces cinq francs, il était sauvé, il renaissait, il sortait des limbes et des ténèbres, il sortait de l’isolement, du spleen, du veuvage ; il renouait le fil noir de sa destinée à ce beau fil d’or qui venait de flotter devant ses yeux et de se casser encore une fois. Il rentra dans la masure désespéré.

Il aurait pu se dire que M. Leblanc avait promis de revenir le soir, et qu’il n’y aurait qu’à s’y mieux prendre cette fois pour le suivre ; mais dans sa contemplation, c’est à peine s’il avait entendu.

Au moment de monter l’escalier, il aperçut de l’autre côté du boulevard, le long du mur désert de la rue de la Barrière des Gobelins, Jondrette