Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Roman, tome IV.djvu/464

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
450
LES MISÉRABLES. — MARIUS.

énorme était encore mouillé. Le message ne pouvait venir de bien loin. Il lut :

« Mon aimable voisin, jeune homme !

«J’ai apris vos bontés pour moi, que vous avez payé mon terme il y a six mois. Je vous bénis, jeune homme. Ma fille aînée vous dira que nous sommes sens un morceau de pain depuit deux jours, quatre personnes, et mon épouse malade. Si je ne suis point desçu dans ma pensée, je crois devoir espérer que votre cœur généreux s’humanisera à cet exposé et vous subjuguera le désir de m’être propice en daignant me prodiguer un léger bienfait.

« Je suis avec la considération distinguée qu’on doit aux bienfaiteurs de l’humanité,

Jondrette.

« P. S. — Ma fille attendra vos ordres, cher monsieur Marius. »

Cette lettre, au milieu de l’aventure obscure qui occupait Marius depuis la veille au soir, c’était une chandelle dans une cave. Tout fut brusquement éclairé.

Cette lettre venait d’où venaient les quatre autres. C’était la même écriture, le même style, la même orthographe, le même papier, la même odeur de tabac.

Il y avait cinq missives, cinq histoires, cinq noms, cinq signatures, et un seul signataire. Le capitaine español don Alvarès, la malheureuse mère Balizard, le poëte dramatique Genflot, le vieux comédien Fabantou se nommaient tous les quatre Jondrette, si toutefois Jondrette lui-même s’appelait Jondrette.

Depuis assez longtemps déjà que Marius habitait la masure, il n’avait eu, nous l’avons dit, que de bien rares occasions de voir, d’entrevoir même son très infime voisinage. Il avait l’esprit ailleurs, et où est l’esprit est le regard. Il avait dû plus d’une fois croiser les Jondrette dans le corridor ou dans l’escalier ; mais ce n’était pour lui que des silhouettes ; il y avait pris si peu garde que la veille au soir il avait heurté sur le boulevard sans les reconnaître les filles Jondrette, car c’était évidemment elles, et que c’était à grand’peine que celle-ci, qui venait d’entrer dans sa chambre, avait éveillé en lui, à travers le dégoût et la pitié, un vague souvenir de l’avoir rencontrée ailleurs.

Maintenant il voyait clairement tout. Il comprenait que son voisin Jondrette avait pour industrie dans sa détresse d’exploiter la charité des personnes bienfaisantes, qu’il se procurait des adresses, et qu’il écrivait sous des