Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Roman, tome IV.djvu/399

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
385
ÉLARGISSEMENT DE L’HORIZON.

Ce fut le souffle d’air glacé. Tous s’interrompirent. On sentit que quelque chose allait commencer.

Bahorel, ripostant à Bossuet, était en train de prendre une pose de torse à laquelle il tenait. Il y renonça pour écouter.

Enjolras, dont l’œil bleu n’était attaché sur personne et semblait considérer le vide, répondit sans regarder Marius :

— La France n’a besoin d’aucune Corse pour être grande. La France est grande parce qu’elle est la France. Quia nominor leo.

Marius n’éprouva nulle velléité de reculer ; il se tourna vers Enjolras, et sa voix éclata avec une vibration qui venait du tressaillement des entrailles :

— À Dieu ne plaise que je diminue la France ! mais ce n’est point la diminuer que de lui amalgamer Napoléon. Ah çà, parlons donc. Je suis nouveau venu parmi vous, mais je vous avoue que vous m’étonnez. Où en sommes-nous ? qui sommes-nous ? qui êtes-vous ? qui suis-je ? Expliquons-nous sur l’empereur. Je vous entends dire Buonaparte en accentuant u comme des royalistes. Je vous préviens que mon grand-père fait mieux encore ; il dit Buonaparté. Je vous croyais des jeunes gens. Où mettez-vous donc votre enthousiasme ? et qu’est-ce que vous en faites ? qui admirez-vous si vous n’admirez pas l’empereur ? et que vous faut-il de plus ? Si vous ne voulez pas de ce grand homme-là, de quels grands hommes voudrez-vous ? Il avait tout. Il était complet. Il avait dans son cerveau le cube des facultés humaines. Il faisait des codes comme Justinien, il dictait comme César, sa causerie mêlait l’éclair de Pascal au coup de foudre de Tacite, il faisait l’histoire et il l’écrivait, ses bulletins sont des iliades, il combinait le chiffre de Newton avec la métaphore de Mahomet, il laissait derrière lui dans l’orient des paroles grandes comme les pyramides ; à Tilsitt il enseignait la majesté aux empereurs, à l’académie des sciences il donnait la réplique à Laplace, au conseil d’état il tenait tête à Merlin, il donnait une âme à la géométrie des uns et à la chicane des autres, il était légiste avec les procureurs et sidéral avec les astronomes ; comme Cromwell soufflant une chandelle sur deux, il s’en allait au Temple marchander un gland de rideau ; il voyait tout, il savait tout ; ce qui ne l’empêchait pas de rire d’un rire bonhomme au berceau de son petit enfant ; et tout à coup, l’Europe effarée écoutait, des armées se mettaient en marche, des parcs d’artillerie roulaient, des ponts de bateaux s’allongeaient sur les fleuves, les nuées de la cavalerie galopaient dans l’ouragan, cris, trompettes, tremblement de trônes partout, les frontières des royaumes oscillaient sur la carte, on entendait le bruit d’un glaive surhumain qui sortait du fourreau, on le voyait, lui, se dresser debout sur l’horizon avec un flamboiement dans la main et un resplendissement dans