Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Roman, tome IV.djvu/367

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
353
QUELQUE COTILLON.

était fort touché des dix louis, et il croyait leur voir une suite possible. Il accepta la commission et dit : — Comme il vous plaira, ma tante. Et il ajouta à part lui : — Me voilà duègne.

Mademoiselle Gillenormand l’embrassa.

— Ce n’est pas toi, Théodule, qui ferais de ces frasques-là. Tu obéis à la discipline, tu es l’esclave de la consigne, tu es un homme de scrupule et de devoir, et tu ne quitterais pas ta famille pour aller voir une créature.

Le lancier fit la grimace satisfaite de Cartouche loué pour sa probité.

Marius, le soir qui suivit ce dialogue, monta en diligence sans se douter qu’il eût un surveillant. Quant au surveillant, la première chose qu’il fit, ce fut de s’endormir. Le sommeil fut complet et consciencieux. Argus ronfla toute la nuit.

Au point du jour, le conducteur de la diligence cria : — Vernon ! relais de Vernon ! les voyageurs pour Vernon ! — Et le liçutenant Théodule se réveilla.

— Bon, grommela-t-il, à demi endormi encore, c’est ici que je descends.

Puis, sa mémoire se nettoyant par degrés, effet du réveil, il songea à sa tante, aux dix louis, et au compte qu’il s’était chargé de rendre des faits et gestes de Marius. Cela le fit rire.

Il n’est peut-être plus dans la voiture, pensa-t-il, tout en reboutonnant sa veste de petit uniforme. Il a pu s’arrêter à Poissyj il a pu s’arrêter à Triel ; s’il n’est pas descendu à Meulan, il a pu descendre à Mantes, à moins qu’il ne soit descendu à Rolleboise, ou qu’il n’ait poussé jusqu’à Pacy, avec le choix de tourner à gauche sur Evreux ou à droite sur Laroche-Guy on. Cours après, ma tante. Que diable vais-je lui écrire, à la bonne vieille ?

En ce moment un pantalon noir qui descendait de l’impériale apparut à la vitre du coupé.

— Serait-ce Marius ? dit le lieutenant.

C’était Marius.

Une petite paysanne, au bas de la voiture, mêlée aux chevaux et aux postillons, offrait des fleurs aux voyageurs. — Fleurissez vos dames, criait-elle.

Marius s’approcha d’elle et lui acheta les plus belles fleurs de son éventaire.

— Pour le coup, dit Théodule sautant à bas du coupé, voilà qui me pique. À qui diantre va-t-il porter ces fleurs-là ? Il faut une fièrement jolie femme pour un si beau bouquet. Je veux la voir.

Et, non plus par mandat maintenant, mais par curiosité personnelle, comme ces chiens qui chassent pour leur compte, il se mit à suivre Marius.

Marius ne faisait nulle attention à Théodule. Des femmes élégantes des-