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IL NE SUFFIT PAS D’ÊTRE IVROGNE…

Le petit père Mestienne est mort, mais vive le petit père Lenoir ! Vous savez ce que c’est que le petit père Lenoir ? C’est le cruchon du rouge à six sur le plomb. C’est le cruchon du Suresne, morbigou ! du vrai Suresne de Paris ! Ah ! il est mort, le vieux Mestienne ! J’en suis fâché ; c’était un bon vivant. Mais vous aussi, vous êtes un bon vivant. Pas vrai, camarade ? Nous allons aller boire ensemble un coup, tout à l’heure.

L’homme répondit : — J’ai étudié. J’ai fait ma quatrième. Je ne bois jamais.

Le corbillard s’était remis en marche et roulait dans la grande allée du cimetière.

Fauchelevent avait ralenti son pas. Il boitait, plus encore d’anxiété que d’infirmité.

Le fossoyeur marchait devant lui.

Fauchelevent passa encore une fois l’examen du Gribier inattendu. C’était un de ces hommes qui, jeunes, ont l’air vieux, et qui, maigres, sont très forts.

— Camarade ! cria Fauchelevent.

L’homme se retourna.

— Je suis le fossoyeur du couvent.

— Mon collègue, dit l’homme.

Fauchelevent, illettré, mais très fin, comprit qu’il avait affaire à une espèce redoutable, à un beau parleur.

Il grommela :

— Comme ça, le père Mestienne est mort.

L’homme répondit :

— Complètement. Le bon Dieu a consulté son carnet d’échéances. C’était le tour du père Mestienne. Le père Mestienne est mort.

Fauchelevent répéta machinalement :

— Le bon Dieu…

— Le bon Dieu, fit l’homme avec autorité. Pour les philosophes, le Père éternel ; pour les jacobins, l’Être suprême.

— Est-ce que nous ne ferons pas connaissance ? balbutia Fauchelevent.

— Elle est faite. Vous êtes paysan, je suis parisien.

— On ne se connaît pas tant qu’on n’a pas bu ensemble. Qui vide son verre vide son cœur. Vous allez venir boire avec moi. Ça ne se refuse pas.

— D’abord la besogne.

Fauchelevent pensa : je suis perdu.

On n’était plus qu’à quelques tours de roue de la petite allée qui menait au coin des religieuses.