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FAUCHELEVENT EN PRÉSENCE…

chelevent, sachant tout, cachait tout. C’était là son art. Tout le couvent le croyait stupide. Grand mérite en religion. Les mères vocales faisaient cas de Fauchelevent. C’était un curieux muet. Il inspirait la confiance. En outre, il était régulier, et ne sortait que pour les nécessités démontrées du verger et du potager. Cette discrétion d’allures lui était comptée. Il n’en avait pas moins fait jaser deux hommes : au couvent, le portier, et il savait les particularités du parloir ; et, au cimetière, le fossoyeur, et il savait les singularités de la sépulture ; de la sorte il avait, à l’endroit de ces religieuses, une double lumière, l’une sur la vie, l’autre sur la mort. Mais il n’abusait de rien. La congrégation tenait à lui. Vieux, boiteux, n’y voyant goutte, probablement un peu sourd, que de qualités ! On l’eût difficilement remplacé.

Le bonhomme, avec l’assurance de celui qui se sent apprécié, entama, vis-à-vis de la révérende prieure, une harangue campagnarde assez diffuse et très profonde. Il parla longuement de son âge, de ses infirmités, de la surcharge des années comptant double désormais pour lui, des exigences croissantes du travail, de la grandeur du jardin, des nuits à passer, comme la dernière, par exemple, où il avait fallu mettre des paillassons sur les melonnières à cause de la lune, et il finit par aboutir à ceci : qu’il avait un frère, — (la prieure fit un mouvement) — un frère point jeune, — (second mouvement de la prieure, mais mouvement rassuré) — que, si on le voulait bien, ce frère pourrait venir loger avec lui et l’aider, qu’il était excellent jardinier, que la communauté en tirerait de bons services, meilleurs que les siens à lui ; — que, autrement, si l’on n’admettait point son frère, comme, lui, l’aîné, il se sentait cassé, et insuffisant à la besogne, il serait, avec bien du regret, obligé de s’en aller ; — et que son frère avait une petite fille qu’il amènerait avec lui, qui s’élèverait en Dieu dans la maison, et qui peut-être, qui sait ? ferait une religieuse un jour.

Quand il eut fini de parler, la prieure interrompit le glissement de son rosaire entre ses doigts, et lui dit :

— Pourriez-vous, d’ici à ce soir, vous procurer une forte barre de fer ?

— Pourquoi faire ?

— Pour servir de levier.

— Oui, révérende mère, répondit Fauchelevent.

La prieure, sans ajouter une parole, se leva, et entra dans la chambre voisine, qui était la salle du chapitre et où les mères vocales étaient probablement assemblées. Fauchelevent demeura seul.