Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Roman, tome IV.djvu/129

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
115
DÉSAGRÉMENT DE RECEVOIR…

la salle. — Est-ce qu’il va passer la nuit comme ça ? grommelait la Thénardier. Comme deux heures du matin sonnaient, elle se déclara vaincue et dit à son mari : — Je vais me coucher. Fais-en ce que tu voudras. — Le mari s’assit à une table dans un coin, alluma une chandelle et se mit à lire le Courrier français.

Une bonne heure se passa ainsi. Le digne aubergiste avait lu au moins trois fois le Courrier français, depuis la date du numéro jusqu’au nom de l’imprimeur. L’étranger ne bougeait pas.

Le Thénardier remua, toussa, cracha, se moucha, fit craquer sa chaise. Aucun mouvement de l’homme. — Est-ce qu’il dort ? pensa Thénardier. L’homme ne dormait pas, mais rien ne pouvait l’éveiller.

Enfin Thénardier ôta son bonnet, s’approcha doucement, et s’aventura à dire :

— Est-ce que monsieur ne va pas reposer ?

Ne va pas se coucher lui eût semblé excessif et familier. Reposer sentait le luxe et était du respect. Ces mots-là ont la propriété mystérieuse et admirable de gonfler le lendemain matin le chiffre de la carte à payer. Une chambre où l’on couche coûte vingt sous ; une chambre où l’on repose coûte vingt francs.

— Tiens ! dit l’étranger, vous avez raison. Où est votre écurie ?

— Monsieur, fit le Thénardier avec un sourire, je vais conduire monsieur.

Il prit la chandelle, l’homme prit son paquet et son bâton, et Thénardier le mena dans une chambre au premier qui était d’une rare splendeur, toute meublée en acajou avec un lit-bateau et des rideaux de calicot rouge.

— Qu’est-ce que c’est que cela ? dit le voyageur.

— C’est notre propre chambre de noce, dit l’aubergiste. Nous en habitons une autre, mon épouse et moi. On n’entre ici que trois ou quatre fois dans l’année.

— J’aurais autant aimé l’écurie, dit l’homme brusquement.

Le Thénardier n’eut pas l’air d’entendre cette réflexion peu obligeante.

Il alluma deux bougies de cire toutes neuves qui figuraient sur la cheminée.

Un assez bon feu flambait dans l’âtre.

Il y avait sur cette cheminée, sous un bocal, une coiffure de femme en fils d’argent et en fleurs d’oranger.

— Et ceci, qu’est-ce que c’est ? reprit l’étranger.

— Monsieur, dit le Thénardier, c’est le chapeau de mariée de ma femme.

Le voyageur regarda l’objet d’un regard qui semblait dire : il y a donc eu un moment où ce monstre a été une vierge !