Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Roman, tome III.djvu/84

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
68
LES MISÉRABLES. — FANTINE.

— Je ne puis vous donner à dîner.

Cette déclaration, faite d’un ton mesure, mais ferme, parut grave à l’étranger. Il se leva.

— Ah bah ! mais je meurs de faim, moi. J’ai marché dès le soleil levé. J’ai fait douze lieues. Je paye. Je veux manger.

— Je n’ai rien, dit l’hôte.

L’homme éclata de rire et se tourna vers la cheminée et les fourneaux.

— Rien ! et tout cela ?

— Tout cela m’est retenu.

— Par qui ?

— Par ces messieurs les rouliers.

— Combien sont-ils ?

— Douze.

— Il y a là à manger pour vingt.

— Ils ont tout retenu et tout payé d’avance.

L’homme se rassit et dit sans hausser la voix :

— Je suis à l’auberge, j’ai faim, et je reste.

L’hôte alors se pencha à son oreille, et lui dit d’un accent qui le fit tressaillir : — Allez-vous-en.

Le voyageur était courbé en cet instant et poussait quelques braises dans le feu avec le bout ferré de son bâton, il se retourna vivement, et, comme il ouvrait la bouche pour répliquer, l’hôte le regarda fixement et ajouta toujours à voix basse : — Tenez, assez de paroles comme cela. Voulez-vous que je vous dise votre nom ? Vous vous appelez Jean Valjean. Maintenant voulez-vous que je vous dise qui vous êtes ? En vous voyant entrer, je me suis douté de quelque chose, j’ai envoyé à la mairie, et voici ce qu’on m’a répondu. Savez-vous lire ?

En parlant ainsi il tendait à l’étranger, tout déplié, le papier qui venait de voyager de l’auberge à la mairie et de la mairie à l’auberge. L’homme y jeta un regard. L’aubergiste reprit après un silence :

— J’ai l’habitude d’être poli avec tout le monde. Allez-vous-en.

L’homme baissa la tête, ramassa le sac qu’il avait déposé à terre, et s’en alla.

Il prit la grande rue. Il marchait devant lui au hasard, rasant de près les maisons, comme un homme humilié et triste. Il ne se retourna pas une seule fois. S’il s’était retourné, il aurait vu l’aubergiste de la Croix-de-Colbas sur le seuil de sa porte, entouré de tous les voyageurs de son auberge et de tous les passants de la rue, parlant vivement et le désignant du doigt, et, aux regards de défiance et d’effroi du groupe, il aurait deviné qu’avant peu son arrivée serait l’événement de toute la ville.