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PRÉFACE PHILOSOPHIQUE.

cause est en vous et au delà de vous, et il vous est impossible d’imaginer une idée quelconque et de faire quelque rêve que ce soit hors de sa présence. Que vous y consentiez ou non, la face inconnue regarde tout. Pas un phénomène qui n’en soit le miroir. Ce miroir est en vous, et souvent vous le considérez avec tremblement ; vous l’appelez conscience. L’homme méchant ou coupable l’ôterait de là s’il pouvait. Ceux des philosophes qui n’adhèrent à aucune des communions religieuses partiellement dominantes sont, en dépit d’eux-mêmes, de la grande communion cosmique. Cette situation mentale s’impose avec la rigueur d’une loi à toute tête consciente. Une espèce d’Être invincible se dégage de l’examen du savant comme de la contemplation du penseur. Dieu est involontaire à l’homme.

Dira-t-on : ceci n’est que de la sensation. On se tromperait. La sensation confirmée par le raisonnement, c’est tout simplement la double forme du réel, et cela a quelque affinité avec l’évidence. Du reste, le nihilisme seul, récemment rajeuni par une forte école allemande, est inexpugnable, soit dans son doute, soit dans sa négation. Il n’y a rien ; voilà pour l’athéisme la seule forteresse imprenable. Exagérer l’abstraction jusqu’à considérer le monde visible comme de peu de poids dans la balance philosophique, cela ne suffit pas. Il faut supprimer le monde tout à fait. Du moment où l’on admet que quelque chose existe, on peut être irrésistiblement entraîné jusqu’à Dieu. Pour se bien défendre, il faut aller résolument à l’extrémité de la contestation logique, prendre pied sur le seul fond solide du matérialisme, le nihilisme, et dire tout net : le monde n’est pas. Rejet du monde visible comme élément de la question, c’est là la première condition du scepticisme, s’il veut être irréfutable. Quant à nous, nous avouons que nous avons peu de dédain pour l’univers.

Si l’abstraction veut efficacement ruiner la certitude, il faut qu’elle change de nom et qu’elle s’appelle la négation. À quoi bon mettre des masques sur ces deux mots, les seuls indomptables : Non, et Rien !

Et il ne faut pas seulement dire : le monde n’est pas. Il faut dire : Je ne suis pas. Je ne suis pas sûr d’être serait trop peu solide et donnerait prise aux raisonnements qui s’appuient dans une mesure quelconque sur la réalité.

Déclarer que tout est apparence, à commencer par soi-même, frapper de néant l’objectif et d’impuissance le subjectif, c’est à cette condition-là seulement que le doute est un « bon oreiller ».

Cette forme du scepticisme n’est pas, du reste, contagieuse. Elle a contre elle l’irrésistible protestation du sentiment intime.

L’hypothèse poussée jusque-là est maladive.

Continuons.

Qui que vous soyez, vous avez en vous une prunelle fixée sur l’Inconnu