Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Roman, tome III.djvu/246

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
230
LES MISÉRABLES. — FANTINE.

même pas vers ce précipice ouvert au fond duquel était le ciel ; cela serait beau, mais cela ne fut pas ainsi. Il faut bien que nous rendions compte des choses qui s’accomplissaient dans cette âme, et nous ne pouvons dire que ce qui y était. Ce qui l’emporta tout d’abord, ce fut l’instinct de la conservation ; il rallia en hâte ses idées, étouffa ses émotions, considéra la présence de Javert, ce grand péril, ajourna toute résolution avec la fermeté de l’épouvante, s’étourdit sur ce qu’il y avait à faire, et reprit son calme comme un lutteur ramasse son bouclier.

Le reste de la journée il fut dans cet état, un tourbillon au dedans, une tranquillité profonde au dehors ; il ne prit que ce qu’on pourrait appeler « les mesures conservatoires». Tout était encore confus et se heurtait dans son cerveau ; le trouble y était tel qu’il ne voyait distinctement la forme d’aucune idée ; et lui-même n’aurait pu rien dire de lui-même, si ce n’est qu’il venait de recevoir un grand coup. Il se rendit comme d’habitude près du lit de douleur de Fantine et prolongea sa visite, par un instinct de bonté, se disant qu’il fallait agir ainsi et la bien recommander aux sœurs pour le cas où il arriverait qu’il eut à s’absenter. Il sentit vaguement qu’il faudrait peut-être aller à Arras, et, sans être le moins du monde décidé à ce voyage, il se dit qu’à l’abri de tout soupçon comme il l’était, il n’y avait point d’inconvénient à être témoin de ce qui se passerait, et il retint le tilbury de Scaufflaire, afin d’être préparé à tout événement.

Il dîna avec assez d’appétit.

Rentré dans sa chambre il se recueillit.

Il examina la situation et la trouva inouïe ; tellement inouïe qu’au milieu de sa rêverie, par je ne sais quelle impulsion d’anxiété presque inexplicable, il se leva de sa chaise et ferma sa porte au verrou. Il craignait qu’il n’entrât encore quelque chose. Il se barricadait contre le possible.

Un moment après il souffla sa lumière. Elle le gênait.

Il lui semblait qu’on pouvait le voir.

Qui, on ?

Hélas ! ce qu’il voulait mettre à la porte était entré ; ce qu’il voulait aveugler, le regardait. Sa conscience.

Sa conscience, c’est-à-dire Dieu.

Pourtant, dans le premier moment, il se fit illusion ; il eut un sentiment de sûreté et de solitude ; le verrou tiré, il se crut imprenable ; la chandelle éteinte, il se sentit invisible. Alors il prit possession de lui-même ; il posa ses coudes sur la table, appuya la tête sur sa main, et se mit à songer dans les ténèbres.

— Où en suis-je ? — Est-ce que je ne rêve pas ? — Que m’a-t-on dit ? — Est-il bien vrai que j’aie vu ce Javert et qu’il m’ait parlé ainsi ? — Que peut