Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Roman, tome III.djvu/199

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
183
LE PÈRE FAUCHELEVENT.

vieux charretier. Il était évident qu’avant cinq minutes il aurait les côtes brisées.

— Il est impossible d’attendre un quart d’heure, dit Madeleine aux paysans qui regardaient.

— Il faut bien !

— Mais il ne sera plus temps ! Vous ne voyez donc pas que la charrette s’enfonce ?

— Dame !

— Écoutez, reprit Madeleine, il y a encore assez de place sous la voiture pour qu’un homme s’y glisse et la soulève avec son dos. Rien qu’une demi-minute, et l’on tirera le pauvre homme. Y a-t-il ici quelqu’un qui ait des reins et du cœur ? Cinq louis d’or à gagner !

Personne ne bougea dans le groupe.

— Dix louis, dit Madeleine.

Les assistants baissaient les yeux. Un d’eux murmura : — Il faudrait être diablement fort. Et puis, on risque de se faire écraser !

— Allons ! recommença Madeleine, vingt louis !

Même silence.

— Ce n’est pas la bonne volonté qui leur manque, dit une voix.

M. Madeleine se retourna, et reconnut Javert. Il ne l’avait pas aperçu en arrivant.

Javert continua :

— C’est la force. Il faudrait être un terrible homme pour faire la chose de lever une voiture comme cela sur son dos.

Puis, regardant fixement M. Madeleine, il poursuivit en appuyant sur chacun des mots qu’il prononçait :

— Monsieur Madeleine, je n’ai jamais connu qu’un seul homme capable de faire ce que vous demandez là.

Madeleine tressaillit.

Javert ajouta avec un air d’indifférence, mais sans quitter des yeux Madeleine :

— C’était un forçat.

— Ah ! dit Madeleine.

— Du bagne de Toulon.

Madeleine devint pâle.

Cependant la charrette continuait à s’enfoncer lentement. Le père Fauchelevent râlait et hurlait :

— J’étouffe ! Ça me brise les côtes ! Un cric ! quelque chose ! Ah ! Madeleine regarda autour de lui :

— Il n’y a donc personne qui veuille gagner vingt louis et sauver la vie à ce pauvre vieux ?