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UNE MÈRE QUI EN RENCONTRE…

premier couplet de la romance, et tout à coup elle entendit une voix qui disait très près de son oreille :

— Vous avez là deux jolis enfants, madame.

— À la belle et tendre Imogine.

répondit la mère, continuant sa romance, puis elle tourna la tête.

Une femme était devant elle, à quelques pas. Cette femme, elle aussi, avait un enfant qu’elle portait dans ses bras.

Elle portait en outre un assez gros sac de nuit qui semblait fort lourd.

L’enfant de cette femme était un des plus divins êtres qu’on pût voir. C’était une fille de deux à trois ans. Elle eût pu jouter avec les deux autres petites pour la coquetterie de l’ajustement ; elle avait un bavolet de linge fin, des rubans à sa brassière et de la valenciennes à son bonnet. Le pli de sa jupe relevée laissait voir sa cuisse blanche, potelée et ferme. Elle était admirablement rose et bien portante. La belle petite donnait envie de mordre dans les pommes de ses joues. On ne pouvait rien dire de ses yeux, sinon qu’ils devaient être très grands et qu’ils avaient des cils magnifiques. Elle dormait. Elle dormait de ce sommeil d’absolue confiance propre à son âge. Les bras des mères sont faits de tendresse 5 les enfants y dorment profondément.

Quant à la mère, l’aspect en était pauvre et triste. Elle avait la mise d’une ouvrière qui tend à redevenir paysanne. Elle était jeune. Était-elle belle ? peut-être ; mais avec cette mise il n’y paraissait pas. Ses cheveux, d’où s’échappait une mèche blonde, semblaient fort épais, mais disparaissaient sévèrement sous une coiffe de béguine, laide, serrée, étroite, et nouée au menton. Le rire montre les belles dents quand on en a ; mais elle ne riait point. Ses yeux ne semblaient pas être secs depuis très longtemps. Elle était pâle ; elle avait l’air très lasse et un peu malade ; elle regardait sa fille endormie dans ses bras avec cet air particulier d’une mère qui a nourri son enfant. Un large mouchoir bleu, comme ceux où se mouchent les invalides, plié en fichu, masquait lourdement sa taille. Elle avait les mains hâlées et toutes piquées de taches de rousseur, l’index durci et déchiqueté par l’aiguille, une mante brune de laine bourrue, une robe de toile et de gros souliers. C’était Fantine.

C’était Fantine. Difficile à reconnaître. Pourtant, à l’examiner attentivement, elle avait toujours sa beauté. Un pli triste, qui ressemblait à un commencement d’ironie, ridait sa joue droite. Quant à sa toilette, cette aérienne toilette de mousseline et de rubans qui semblait faite avec de la gaîté, de la folie et de la musique, pleine de grelots et parfumée de lilas, elle s’était éva-