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HISTOIRE D’UNE GALETTE…

petite fille. La malheureuse ! elle eut une grande joie. Elle désirait un enfant depuis longtemps. Sa mère, bonne femme qui n’avait jamais su que fermer les yeux, sa mère était morte. Paquette n’avait plus rien à aimer au monde, plus rien qui l’aimât. Depuis cinq ans qu’elle avait failli, c’était une pauvre créature que la Chantefleurie. Elle était seule, seule dans cette vie, montrée au doigt, criée par les rues, battue des sergents, moquée des petits garçons en guenilles. Et puis, les vingt ans étaient venus ; et vingt ans, c’est la vieillesse pour les femmes amoureuses. La folie commençait à ne pas lui rapporter plus que la doreloterie autrefois ; pour une ride qui venait, un écu s’en allait ; l’hiver lui redevenait dur, le bois se faisait derechef rare dans son cendrier et le pain dans sa huche. Elle ne pouvait plus travailler, parce qu’en devenant voluptueuse elle était devenue paresseuse, et elle souffrait beaucoup plus, parce qu’en devenant paresseuse elle était devenue voluptueuse. — C’est du moins comme cela que M. le curé de Saint-Remy explique pourquoi ces femmes-là ont plus froid et plus faim que d’autres pauvresses quand elles sont vieilles.

— Oui, observa Gervaise, mais les égyptiens ?

— Un moment donc, Gervaise ! dit Oudarde dont l’attention était moins impatiente. Qu’est-ce qu’il y aurait à la fin si tout était au commencement ? Continuez, Mahiette, je vous prie. Cette pauvre Chantefleurie !

Mahiette poursuivit.

— Elle était donc bien triste, bien misérable, et creusait ses joues avec ses larmes. Mais dans sa honte, dans sa folie et dans son abandon, il lui semblait qu’elle serait moins honteuse, moins folle et moins abandonnée, s’il y avait quelque chose au monde ou quelqu’un qu’elle pût aimer et qui pût l’aimer. Il fallait que ce fût un enfant, parce qu’un enfant seul pouvait être assez innocent pour cela. — Elle avait reconnu ceci après avoir essayé d’aimer un voleur, le seul homme qui pût vouloir d’elle ; mais au bout de peu de temps elle s’était aperçue que le voleur la méprisait. — À ces femmes d’amour il faut un amant ou un enfant pour leur remplir le cœur. Autrement elles sont bien malheureuses. — Ne pouvant avoir d’amant, elle se tourna toute au désir d’un enfant, et comme elle n’avait pas cessé d’être pieuse, elle en fit son éternelle prière au bon Dieu. Le bon Dieu eut donc pitié d’elle, et lui donna une petite fille. Sa joie, je ne vous en parle pas. Ce fut une furie de larmes, de caresses et de baisers. Elle allaita elle-même son enfant, lui fit des langes avec sa couverture, la seule qu’elle eût sur son lit, et ne sentit plus ni le froid ni la faim. Elle en redevint belle. Vieille fille fait jeune mère. La galanterie reprit, on revint voir la Chantefleurie, elle retrouva chalands pour sa marchandise, et de toutes ces horreurs elle fit des layettes, béguins et baverolles, des brassières de dentelle et des petits