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périls en périls, exposant, pour je ne sais quel intérêt de la terre, tes jours qui sont à moi, les livrant à un monstre ?

Ici les récits du lieutenant apparurent de nouveau à l’imagination d’Éthel, accrus de tout son amour et de toute sa terreur. Elle poursuivit, d’une voix entrecoupée par les sanglots :

— Je te l’assure, mon bien-aimé Ordener, ils t’ont trompé ceux qui t’ont dit que ce n’était qu’un homme. Tu dois me croire plus qu’eux, Ordener, tu sais que je ne voudrais pas te tromper. On a mille fois essayé de le combattre, il a détruit des bataillons entiers. Je voudrais seulement que d’autres te le disent, tu les croirais et tu n’irais pas.

Les prières de la pauvre Éthel auraient sans doute ébranlé l’aventureuse résolution d’Ordener, s’il n’eût été aussi avancé. Les paroles échappées la veille au désespoir de Schumacker revinrent à sa mémoire, et le raffermirent.

— Je pourrais, ma chère Éthel, vous dire que je n’irai pas, et n’en pas moins exécuter mon projet ; mais je ne vous tromperai jamais, même pour vous rassurer. Je ne dois pas, je le répète, balancer entre vos larmes et vos intérêts. Il s’agit de votre fortune, de votre bonheur, de votre vie peut-être, de ta vie, mon Éthel.

Et il la pressait doucement dans ses bras.

— Et que me fait tout cela ? reprit-elle éplorée. Mon ami, mon Ordener, ma joie, tu sais que tu es toute ma joie, ne me donne pas un malheur affreux et certain pour des malheurs légers et douteux. Que me font ma fortune, ma vie ?

— Il s’agit aussi, Éthel, de la vie de votre père.

Elle s’arracha de ses bras.

— De mon père ? répéta-t-elle à voix basse et en pâlissant.

— Oui, Éthel. Ce brigand, soudoyé sans doute par les ennemis du comte Griffenfeld, a en son pouvoir des papiers dont la perte compromet les jours, déjà si détestés, de votre père. Je veux lui reprendre ces papiers avec la vie.

Éthel resta quelques instants pâle et muette ; ses larmes s’étaient taries, son sein gonflé respirait péniblement, elle regardait la terre d’un œil terne et indifférent, de l’œil dont le condamné la regarde au moment où la hache se lève derrière lui sur sa tête.

— De mon père ! murmura-t-elle.

Puis elle tourna lentement les yeux sur Ordener.

— Ce que tu fais est inutile ; mais fais-le.

Ordener l’attira sur son sein.

— Oh ! noble fille, laisse ton cœur battre sur le mien. Généreuse amie !