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Victor Hugo avait lu à plusieurs amis ce petit livre. Édouard Bertin, un des familiers du poète, en parla à l’éditeur Gosselin, qui réclama aussitôt l’œuvre.

Gosselin la lut.

On se rappelle que, dans son livre, après l’entrevue du condamné avec sa fille, sa petite Marie, Victor Hugo fait dire au prisonnier :

… Il faut qu’elle sache par moi mon histoire, et pourquoi le nom que je lui laisse est sanglant.

Le chapitre suivant, intitulé : Mon histoire, ne contient que cette note :

Note de l’éditeur. — On n’a pas encore retrouvé les feuillets qui se rattachaient à celui-ci. Peut-être, comme ceux qui suivent semblent l’indiquer, le condamné n’a-t-il pas eu le temps de les écrire. Il était tard quand cette pensée lui est venue.

Gosselin demanda à Victor Hugo « dans l’intérêt de la vente » de « retrouver » les feuillets que l’auteur supposait avoir été perdus ; bref, de raconter l’histoire du meurtre. L’œuvre perdait, grâce à cette singulière combinaison commerciale, toute sa valeur ; au lieu d’avoir un caractère impersonnel, elle prenait l’aspect d’un vulgaire fait-divers. Victor Hugo adressa à Gosselin une lettre un peu dure dans laquelle il déclara qu’il l’avait pris pour éditeur et non pour collaborateur. Voilà tout ce qu’on savait. On n’avait pas la lettre ; lorsque tout récemment, M. Georges Claretie, dans un article très documenté, donna dans le Figaro le texte de la lettre qu’il tenait de la famille Gosselin et que nous reproduisons intégralement :

3 janvier, soir.
Monsieur,

La preuve que je ne prends pas en mauvaise part la lettre que vous me faites l’honneur de m’écrire, c’est que j’y réponds. Il me semble seulement que vous n’avez peut-être pas assez réfléchi en l’écrivant. Si vous avez voulu dire que le Dernier Jour d’un Condamné n’est pas un roman historique, vous avez raison. Je n’ai point voulu faire de roman historique. Notre-Dame de Paris sera le premier, mais il y a plusieurs sortes de romans, et l’on pourrait souvent, à mon avis, les classer en deux grandes divisions : romans de faits et romans d’analyse, drames extérieurs et drames intérieurs. René ou Ricca, Édouard, sont de ce dernier genre ; c’est un fait simple et nu avec des développements de pensée. Je ne sache pas que ces livres aient eu moins de succès que d’autres.

Il y a surtout deux ouvrages qu’il est impossible que vous n’ayez pas lu et que je vous présenterais, comme offrant une frappante analogie avec mon livre, si son principal mérite à mes yeux n’était pas d’être sans modèle. C’est le Voyage autour de ma chambre et la Sentimental Journey de Sterne. Jamais livre, jamais roman ne se sont plus vendus que cela. Jamais on ne s’est avisé de les exclure de la classe des romans.

Je vous sais trop intelligent, Monsieur, pour insister sur ces choses évidentes. Il me semble donc impossible qu’après un moment de réflexion vous hésitiez à voir dans le Condamné un roman, et un roman de la nature peut-être la plus populaire et la plus universellement goûtée. Ce n’est donc plus qu’un conseil littéraire que celui que vous voulez bien me donner d’écrire l’histoire du condamné. Il serait beaucoup trop long de vous déduire dans une lettre pourquoi je ne suivrai pas votre conseil. Nous en causerons si vous voulez bien, et j’espère vous amener vite à mon avis.

Vous devez penser que ce n’est pas sans mûre réflexion que je me suis décidé au parti que j’ai pris. D’ailleurs, vous savez que j’ai, à tort ou à raison, peu de sympathie pour les conseils, et si j’ai quelque originalité, elle vient de là. Si j’avais écouté les conseils, je n’aurais pas fait Han d’Islande, et j’aurais peut-être eu raison, mais non pour le libraire. Je vous remercie beaucoup, cependant, du fait pour lequel vous me redressez ; je prendrai des renseignements positifs à ce sujet et j’y aurai certainement égard.

Vous devez aussi avoir mal calculé pour la