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rouge. Un large emplacement gardé par la troupe isolait l’échafaud ; la charrette y entra. Jean Martin descendit, soutenu par les aides ; puis, toujours supporté par eux, il gravit l’échelle. L’aumônier monta après eux, puis le greffier, qui lut le jugement à haute voix. Alors le bourreau leva le voile noir, fit apparaître un jeune visage effrayé et hagard, prit la main droite du condamné, l’attacha au poteau avec une chaîne, saisit une hachette, la leva en l’air ; — mais M. Victor Hugo ne put pas en regarder davantage, il détourna la tête et ne redevint maître de lui que lorsque le Ha ! de la foule lui dit que le malheureux cessait de souffrir.

Nous avons reproduit cette scène en entier ; l’abondance et la précision des détails démontrent que Victor Hugo avait rapporté de ce spectacle une horrible vision dont sa femme avait été l’écho fidèle.

Mme Victor Hugo termine ainsi :

M. Victor Hugo revit la guillotine un jour qu’il traversait, vers deux heures, la place de l’Hôtel-de-Ville. Le bourreau répétait la représentation du soir ; le couperet n’allait pas bien ; il graissa les rainures, et puis il essaya encore ; cette fois il fut content. Cet homme, qui s’apprêtait à en tuer un autre, qui faisait cela en plein jour, en public, en causant avec les curieux pendant qu’un malheureux homme désespéré se débattait dans sa prison, fou de rage, ou se laissait lier avec l’inertie et l’hébétement de la terreur, fut pour M. Victor Hugo une figure hideuse, et la répétition de la chose lui parut aussi odieuse que la chose même.

Il se mit le lendemain même à écrire le Dernier Jour d’un Condamné[1].

On a pu suivre, dans le roman, étape par étape, l’agonie morale du condamné dans sa prison ; cette psychologie profonde et minutieuse à la fois, Victor Hugo était bien forcé de ne la devoir qu’à sa propre imagination ; mais on voit par les précédentes citations que, chaque fois que le poète pouvait se documenter, il n’en perdait pas l’occasion, si pénibles que pussent être pour lui ces horribles spectacles.

Un autre détail donne la mesure de la conscience que Victor Hugo apportait à voir et à juger par lui-même les faits qu’il se promettait d’analyser : ainsi il fait raconter par son condamné anonyme les préparatifs de départ des forçats pour Toulon, à l’heure où on les ferre dans la prison de Bicêtre, où on leur rive les colliers pesants au cou, reliés les uns aux autres par une chaîne et où enfin on les place sur des charrettes, dos à dos, séparés par la chaîne commune.

Victor Hugo donne les détails les plus complets sur cette lugubre opération ; c’est qu’en effet il l’avait suivie.

Dans le Journal de Paris du 3 février 1829, on lit :

Ce départ si curieux est peint d’après nature ; il est facile de voir que M. Victor Hugo assistait à celui de la dernière chaîne, car on retrouve dans son récit toutes les circonstances qu’on a pu lire dans notre dernière relation.

On raconte même, au sujet de sa visite à Bicêtre, une anecdote qu’on me permettra de rapporter. M. Victor Hugo s’y rendit deux jours de suite pour assister au ferrement, puis au départ. Le second jour, l’un des forçats, le montrant du doigt, dit à son camarade : « Tu vois bien ce monsieur ? Eh bien, il paraît qu’il a plaisir à nous voir, car il était hier parmi les curieux.

— Non, répond le camarade, tu te trompes.

— Je te dis que c’est lui, reprend vivement le premier forçat. Je le reconnais parfaitement à sa chaîne de montre. »

Que Victor Hugo ait assisté à ce spectacle, cela n’est pas douteux. Quant à l’anecdote, le journaliste n’a-t-il pas voulu faire un sinistre rapprochement entre cet homme à la lourde chaîne portant son regard sur une chaîne de montre ? Peut-être n’y a-t-il là qu’une simple coïncidence qui appelle cette lugubre comparaison.

  1. Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie.