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BUG-JARGAL.

— Bug-Jargal, lui dis-je en étendant la main vers lui, retourne seul au camp, car je ne puis te suivre.

Il s’arrêta ; un ctonnement douloureux se peignit sur ses traits.

— Frère, que dis-tu ?

— Je suis captif. J’ai juré à Biassou de ne pas fuir ; j’ai promis de mourir.

— Tu as promis ! dit-il d’un ton sombre. Tu as promis ? répéta-t-il en hochant la tête d’un air de doute.

— J’ai promis.

Il était pensif, et ne semblait pas m’entendre. Il me montra un pic dont le sommet dominait sur toute la contrée environnante.

— Frère, vois ce rocher. Quand le signal de ta mort y apparaîtra, le bruit de la mienne ne tardera pas à se faire entendre. Adieu.

Il s’enfonça dans le taillis et disparut avec son chien. Je restai seul. Le sens de ses dernières paroles me semblait inexplicable. Cette entrevue m’avait profondément attendri. Mes sensations étaient singulières comme l’homme qui venait de me quitter pour toujours. La vie m’était à présent aussi indifférente qu’à lui-même ; et l’idée que ma mort entraînerait la sienne m’était insupportable. J’avais un sujet de désespoir de plus, et pourtant je me sentais en quelque sorte consolé. Je demeurai longtemps assis au même endroit, abîmé dans mes réflexions, et confondu de l’originale générosité de l’esclave.

Cependant le soleil descendait lentement vers l’occident ; l’ombre allongée des palmiers m’avertit qu’il était temps de retourner vers Biassou.

J’entrai dans la grotte de ce chef ; il était occupé à faire jouer les ressorts de quelques instruments de torture, dont il était entouré. Au bruit que firent ses gardes en m’introduisant, il se retourna. Ma présence ne parut pas l’étonner.

— Vois-tu ?… dit-il, en me montrant l’appareil horrible qui l’environnait. Je demeurai calme. Je connaissais sa cruauté, et j’étais déterminé à tout endurer sans pâlir.

— N’est-ce pas, reprit-il en ricanant, n’est-ce pas que Léogri a été bien heureux de n’être que pendu ?

Je le regardai sans répondre, avec un froid dédain.

— Ah ! ah ! dit-il, en poussant du pied les instruments de torture, il me semble que tu te familiarises avec cela. J’en suis fâché ; mais je te préviens que je n’ai pas le temps de les essayer sur toi. Cette position est dangereuse ; il faut que je la quitte.

Il recommença à ricaner, et me montra du doigt un grand drapeau noir placé dans un coin de la grotte :

— Voici qui doit avertir les tiens du moment où ils pourront donner ton épaulette à ton lieutenant. Tu sens que, dans cet instant-là, je dois être déjà en marche.

— Comment as-tu trouvé les environs ?

— J’y ai remarqué, répondis-je froidement, assez d’arbres pour y pendre toi et toute ta troupe.

— Eh bien, répliqua-t-il avec un ricanement forcé, il est un endroit que tu n’as sans doute pas vu, et avec lequel je veux te faire faire connaissance. — Adieu, jeune capitaine ; bonsoir à Léogri.