Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Roman, tome I.djvu/54

Cette page a été validée par deux contributeurs.

comptez au nombre de vos persécuteurs ; il est bien heureux cependant d’occuper une place dans vos prières.

— Oh ! non, dit Éthel troublée et effrayée de l’air froid du jeune homme, non, je ne priais pas pour lui. J’ignore ce que j’ai fait, ce que je fais. Quant au fils du vice-roi, je le déteste, je ne le connais pas. Ne me regardez pas de cet œil sévère ; vous ai-je offensé ? ne pouvez-vous rien pardonner à une pauvre prisonnière, vous qui passez vos jours près de quelque belle et noble dame libre et heureuse comme vous !

— Moi, comtesse ! s’écria Ordener.

Éthel versait des larmes ; le jeune homme se précipita à ses pieds.

— Ne m’avez-vous pas dit, continua-t-elle souriant à travers ses pleurs, que votre absence vous avait semblé courte ?

— Qui, moi, comtesse ?

— Ne m’appelez pas ainsi, dit-elle doucement, je ne suis plus comtesse pour personne, et surtout pour vous.

Le jeune homme se leva violemment, et ne put s’empêcher de la presser sur son cœur dans un ravissement convulsif.

— Eh bien ! mon Éthel adorée, nomme-moi ton Ordener. — Dis-moi, — et il attacha un regard brûlant sur ses yeux mouillés de larmes, — dis-moi, tu m’aimes donc ?

Ce que dit la jeune fille ne fut pas entendu, car Ordener, hors de lui, avait ravi sur ses lèvres avec sa réponse cette première faveur, ce baiser sacré qui suffit aux yeux de Dieu pour changer deux amants en époux.

Tous deux restèrent sans paroles, parce qu’ils étaient dans un de ces moments solennels, si rares et si courts sur la terre, où l’âme semble éprouver quelque chose de la félicité des cieux. Ce sont des instants indéfinissables que ceux où deux âmes s’entretiennent ainsi dans un langage qui ne peut être compris que d’elles ; alors tout ce qu’il y a d’humain se tait, et les deux êtres immatériels s’unissent mystérieusement pour la vie de ce monde et l’éternité de l’autre.

Éthel s’était lentement retirée des bras d’Ordener, et, aux lueurs de la lune, ils se regardaient avec ivresse ; seulement, l’œil de flamme du jeune homme respirait un mâle orgueil et un courage de lion, tandis que le regard demi-voilé de la jeune fille était empreint de cette pudeur, honte angélique, qui, dans le cœur d’une vierge, se mêle à toutes les joies de l’amour.

— Tout à l’heure, dans ce corridor, dit-elle enfin, vous m’évitiez donc, mon Ordener ?

— Je ne vous évitais pas, j’étais comme le malheureux aveugle que l’on rend à la lumière après de longues années, et qui se détourne un moment du jour.