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BUG-JARGAL.

savoir. Où est Marie ? où est Marie ? entends-tu ? Réponds, ou échange ta vie contre la mienne ! Défends-toi !

— Je t’ai déjà dit, reprit-il avec tristesse, que cela ne se pouvait pas. Le torrent ne lutte pas contre sa source ; ma vie, que tu as sauvée trois fois, ne peut combattre contre ta vie. Je le voudrais d’ailleurs, que la chose serait encore impossible. Nous n’avons qu’un poignard pour nous deux.

En parlant ainsi il tira un poignard de sa ceinture, et me le présenta.

— Tiens, dit-il.

J’étais hors de moi. Je saisis le poignard et le fis briller sur sa poitrine. Il ne songeait pas à s’y soustraire.

— Misérable, lui dis-je, ne me force point à un assassinat. Je te plonge cette lame dans le cœur, si tu ne me dis pas où est ma femme à l’instant. Il me répondit sans colère :

— Tu es le maître. Mais, je t’en prie à mains jointes, laisse-moi encore une heure de vie, et suis-moi. Tu doutes de celui qui te doit trois vies, de celui que tu nommais ton frère ; mais, écoute, si dans une heure tu en doutes encore, tu seras libre de me tuer. Il sera toujours temps. Tu vois bien que je ne veux pas te résister. Je t’en conjure au nom même de Maria… Il ajouta péniblement : — De ta femme. — Encore une heure ; et si je te supplie ainsi, va, ce n’est pas pour moi, c’est pour toi !

Son accent avait une expression ineffable de persuasion et de douleur. Quelque chose sembla m’avertit qu’il disait peut-être vrai, que l’intérêt seul de sa vie ne suffirait pas pour donner à sa voix cette tendresse pénétrante, cette suppliante douceur, et qu’il plaidait pour plus que lui-même. Je cédai encore une fois à cet ascendant secret qu’il exerçait sur moi, et qu’en ce moment je rougissais de m’avouer.

— Allons, dis-je, je t’accorde ce sursis d’une heure ; je te suivrai.

Je voulus lui rendre le poignard.

— Non, répondit-il, garde-le, tu te défies de moi. Mais viens, ne perdons pas de temps.