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BUG-JARGAL.

et la rage me rendait presque insensé ; les artères de mon front me semblaient prêtes à se rompre ; je me haïssais, je me maudissais, je me méprisais pour avoir un moment uni mon amitié pour Pierrot à mon amour pour Marie ; et, sans chercher à m’expliquer quel motif avait pu le pousser à se jeter lui-même dans les eaux de la Grande-Rivière, je pleurais de ne point l’avoir tué. Il était mort ; j’allais mourir ; et la seule chose que je regrettasse de sa vie et de la mienne, c’était ma vengeance.

Toutes ces émotions m’agitaient au milieu d’un demi-sommeil dans lequel l’épuisement m’avait plongé. Je ne sais combien de temps il dura ; mais j’en fus soudainement arraché par le retentissement d’une voix mâle qui chantait distinctement, mais de loin : Yo que soy contrabandista. J’ouvris les yeux en tressaillant ; tout était noir, les nègres dormaient, le feu mourait. Je n’entendais plus rien ; je pensai que cette voix était une illusion du sommeil, et mes paupières alourdies se refermèrent. Je les ouvris une seconde fois précipitamment ; la voix avait recommencé, et chantait avec tristesse et de plus près ce couplet d’une romance espagnole :

En los campos de Ocaña,
Prisionero cai ;
Me llevan à Cotadilla ;
Desdichado fuì ![1]

Cette fois, il n’y avait plus de rêve. C’était la voix de Pierrot ! Un moment après, elle s’éleva encore dans l’ombre et le silence, et fit entendre pour la deuxième fois, presque à mon oreille, l’air connu : Yo que soy contrabandista. Un dogue vint joyeusement se rouler à mes pieds, c’était Rask. Je levai les yeux. Un noir était devant moi, et la lueur du foyer projetait à côté du chien son ombre colossale ; c’était Pierrot. La vengeance me transporta ; la surprise me rendit immobile et muet. Je ne dormais pas. Les morts revenaient donc ! Ce n’était plus un songe, mais une apparition. Je me détournai avec horreur. À cette vue, sa tête tomba sur sa poitrine.

— Frère, murmura-t-il à voix basse, tu m’avais promis de ne jamais douter de moi quand tu m’entendrais chanter cet air ; frère, dis, as-tu oublié ta promesse ?

La colère me rendit la parole.

— Monstre ! m’écriai-je, je te retrouve donc enfin ! bourreau, assassin de mon oncle, ravisseur de Marie, oses-tu m’appeler ton frère ? Tiens, ne m’approche pas !

  1. Dans les champs d’Ocaña,
    Je tombai prisonnier ;
    Ils m’emmenèrent à Cotadilla ;
    Je fus malheureux !