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BUG-JARGAL.

noirs ; le roi de France, qui représente nos pères ; et le roi d’Espagne, qui représente nos mères. Ces trois rois sont les descendants de ceux qui, conduits par une étoile, ont été adorer l’Homme-Dieu. Si nous servions les assemblées, nous serions peut-être entraînés à faire la guerre contre nos frères, les sujets de ces trois rois, à qui nous avons promis fidélité.

« Et puis, nous ne savons ce qu’on entend par volonté de la nation, vu que depuis que le monde règne nous n’avons exécuté que celle d’un roi. Le prince de France nous aime, celui d’Espagne ne cesse de nous secourir. Nous les aidons, ils nous aident ; c’est la cause de l’humanité. Et d’ailleurs ces majestés viendraient à nous manquer, que nous aurions bien vite trôné un roi.

« Telles sont nos intentions, moyennant quoi nous consentirons à faire la paix.

« Signé Jean-François, général ; Biassou, maréchal de camp ; Desprez, Manzeau, Toussaint, Aubert, commissaires ad hoc[1] »

— Tu vois, ajouta Biassou après la lecture de cette pièce de diplomatie nègre, dont le souvenir s’est fixé mot pour mot dans ma tête, tu vois que nous sommes pacifiques. Or, voici ce que je veux de toi. Ni Jean-François, ni moi, n’avons été élevés dans les écoles des blancs, où l’on apprend le beau langage. Nous savons nous battre, mais nous ne savons point écrire. Cependant nous ne voulons pas qu’il reste rien dans notre lettre à l’assemblée qui puisse exciter les hurlerias orgueilleuses de nos anciens maîtres. Tu parais avoir appris cette science frivole qui nous manque. Corrige les fautes qui pourraient, dans notre dépêche, prêter à rire aux blancs. À ce prix, je t’accorde la vie.

Il y avait dans ce rôle de correcteur des fautes d’orthographe diplomatique de Biassou quelque chose qui répugnait trop à ma fierté pour que je balançasse un moment. Et d’ailleurs, que me faisait la vie ? Je refusai son offre.

Il parut surpris.

— Comment ! s’écria-t-il, tu aimes mieux mourir que de redresser quelques traits de plume sur un morceau de parchemin ?

— Oui, lui répondis-je.

Ma résolution semblait l’embarrasser. Il me dit après un instant de rêverie :

— Écoute bien, jeune fou, je suis moins obstiné que toi. Je te donne jusqu’à demain soir pour te décider à m’obéir ; demain, au coucher du soleil.

  1. Il paraîtrait que cette lettre, ridiculement caractéristique, fut en effet envoyée à l’assemblée.