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BUG-JARGAL.

Le noir, après s’être gratté la tête, ouvrit et ferma plusieurs fois la bouche, et laissa enfin tomber ces mots embarrassés :

— Je ne sais pas ce que veut dire le général.

Le visage de Biassou prit une subite expression de colère et d’indignation.

— Comment ! misérable drôle ! s’écria-t-il, comment ! tu veux être officier et tu ne sais pas le latin !

— Mais, notre général… balbutia le nègre, confus et tremblant.

— Tais-toi ! reprit Biassou, dont l’emportement semblait croître. Je ne sais à quoi tient que je ne te fasse fusiller sur l’heure pour ta présomption. Comprenez-vous, Rigaud, ce plaisant officier qui ne sait seulement pas le latin ? Eh bien, drôle, puisque tu ne comprends point ce qui est écrit sur ce drapeau, je vais te l’expliquer, In exitu, tout soldat, Israël, qui ne sait pas le latin, de Ægypto, ne peut être nommé officier. — N’est-ce point cela, monsieur le chapelain ?

Le petit obi fit un signe affirmatif. Biassou continua :

— Ce frère, que je viens de nommer bourreau de l’armée, et dont tu es jaloux, sait le latin.

Il se tourna vers le nouveau bourreau.

— N’est-il pas vrai, l’ami ? Prouvez à ce butor que vous en savez plus que lui. Que signifie Dominus vobiscum ?

Le malheureux colon sang-mêlé, arraché de sa sombre rêverie par cette voix redoutable, leva la tête, et quoique ses esprits fussent encore tout égarés par le lâche assassinat qu’il venait de commettre, la terreur le décida à l’obéissance. Il y avait quelque chose d’étrange dans l’air dont cet homme cherchait à retrouver un souvenir de collège parmi ses pensées d’épouvante et de remords, et dans la manière lugubre dont il prononça l’explication enfantine :

Dominus vobiscum… cela veut dire : Que le Seigneur soit avec vous !

Et cum spiritu tuo ! ajouta solennellement le mystérieux obi.

Amen, dit Biassou. Puis, reprenant son accent irrité, et mêlant à son courroux simulé quelques phrases de mauvais latin à la façon de Sganarelle, pour convaincre les noirs de la science de leur chef : — Rentre le dernier dans ton rang ! cria-t-il au nègre ambitieux. Sursum corda ! Ne t’avise plus à l’avenir de prétendre monter au rang de tes chefs qui savent le latin, orate fratres, ou je te fais pendre ! Bonus, bona, bonum !

Le nègre, émerveillé et terrifié tout ensemble, retourna à son rang en baissant honteusement la tête au milieu des huées générales de tous ses camarades, qui s’indignaient de ses prétentions si mal fondées, et fixaient des yeux d’admiration sur leur docte généralissime.

Il y avait un côté burlesque dans cette scène, qui acheva cependant de