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BUG-JARGAL.

— Commence, toi, dit le mariscal de campo, par me reconnaître et me saluer.

— Je ne salue pas mon esclave ! répondit le charpentier.

— Ton esclave, misérable ! s’écria le généralissime.

— Oui, répliqua le charpentier, oui, je suis ton premier maître. Tu feins de me méconnaître ; mais souviens-toi, Jean Biassou ; je t’ai vendu treize piastres-gourdes à un marchand domingois.

Un violent dépit contracta tous les traits de Biassou.

— Hé quoi ! poursuivit le petit blanc, tu parais honteux de m’avoir servi ! Est-ce que Jean Biassou ne doit pas s’honorer d’avoir appartenu à Jacques Belin ? Ta propre mère, la vieille folle ! a bien souvent balayé mon échoppe ; mais à présent je l’ai vendue à monsieur le majordome de l’hôpital des Pères ; elle est si décrépite qu’il ne m’en a voulu donner que trente-deux livres, et six sous pour l’appoint. Voilà cependant ton histoire et la sienne ; mais il paraît que vous êtes devenus fiers, vous autres nègres et mulâtres, et que tu as oublié le temps où tu servais, à genoux, maître Jacques Belin, charpentier au Cap.

Biassou l’avait écouté avec ce ricanement féroce qui lui donnait l’air d’un tigre.

— Bien ! dit-il.

Alors il se tourna vers les nègres qui avaient amené maître Belin :

— Emportez deux chevalets, deux planches et une scie, et emmenez cet homme. Jacques Belin, charpentier au Cap, remercie-moi, je te procure une mort de charpentier.

Son rire acheva d’expliquer de quel horrible supplice allait être puni l’orgueil de son ancien maître. Je frissonnai ; mais Jacques Belin ne fronça pas le sourcil ; il se tourna fièrement vers Biassou.

— Oui, dit-il, je dois te remercier, car je t’ai vendu pour le prix de treize piastres, et tu m’as rapporté certainement plus que tu ne vaux.

On l’entraîna.