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BUG-JARGAL.

En achevant cette comparaison, il avait arraché des mains d’un esclave blanc un des éventails qu’il faisait porter derrière lui, et l’agitait sur sa tête avec mille gestes véhéments. Il reprit :

— … Mais, ô mes frères, notre armée a fondu sur la leur comme les bigailles sur un cadavre ; ils sont tombés avec leurs beaux uniformes sous les coups de ces bras nus qu’ils croyaient sans vigueur, ignorant que le bon bois est plus dur quand il est dépouillé d’écorce. Ils tremblent maintenant, ces tyrans exécrés ! Yo gagné peur ![1]

Un hurlement de joie et de triomphe répondit à ce cri du chef, et toutes les hordes répétèrent longtemps : — Yo gagné peur !

— … Noirs créoles et congos, ajouta Biassou, vengeance et liberté ! Sang-mêlés, ne vous laissez pas attiédir par les séductions de los diabolos blancos. Vos pères sont dans leurs rangs, mais vos mères sont dans les nôtres. Au reste, o hermanos de mi aima[2], ils ne vous ont jamais traités en pères, mais bien en maîtres ; vous étiez esclaves comme les noirs. Pendant qu’un misérable pagne couvrait à peine vos flancs brûlés par le soleil, vos barbares pères se pavanaient sous de buenos sombreros, et portaient des vestes de nankin les jours de travail, et les jours de fête des habits de bouracan ou de velours, a diez y siete quartos la vara[3]. Maudissez ces êtres dénaturés ! Mais, comme les saints commandements du bon Giu le défendent, ne frappez pas vous-même votre propre père. Si vous le rencontrez dans les rangs ennemis, qui vous empêche, amigos, de vous dire l’un à l’autre : Touyé papa moé, ma touyé quena toué[4] ! Vengeance, gens du roi ! Liberté à tous les hommes ! Ce cri a son écho dans toutes les îles ; il est parti de Quisqueya[5], il réveille Tabago à Cuba. C’est un chef des cent vingt-cinq nègres marrons de la montagne Bleue, c’est un noir de la Jamaïque, Boukmann, qui a levé l’étendard parmi nous. Une victoire a été son premier acte de fraternité avec les noirs de Saint-Domingue. Suivons son glorieux exemple, la torche d’une main, la hache de l’autre ! Point de grâce pour les blancs, pour les planteurs ! Massacrons leurs familles, dévastons leurs plantations ; ne laissons point dans leurs domaines un arbre qui n’ait la racine en haut. Bouleversons la terre pour qu’elle engloutisse les blancs ! Courage donc, amis et frères ! nous irons bientôt combattre et exterminer. Nous triompherons ou nous mourrons. Vainqueurs, nous jouirons à notre tour de toutes les joies de la vie ; morts, nous

  1. Jargon créole. Ils ont peur.
  2. Ô frères de mon âme.
  3. À dix-sept quartos la vara (mesure espagnole qui équivaut à peu près à l’aune).
  4. Tue mon père, je tuerai le tien. On a entendu en effet des mulâtres, capitulant en quelque sorte avec le parricide, prononcer ces exécrables paroles.
  5. Ancien nom de Saint-Domingue, qui signifie Grande-Terre. Les indigènes l’appelaient aussi Aïty.