Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Roman, tome I.djvu/461

Cette page a été validée par deux contributeurs.
445
BUG-JARGAL.

— Vous n’avez point d’autel, dites-vous, señor cura ! cela est-il étonnant dans ces montagnes ? Mais qu’importe ! depuis quand le bon Giu[1] a-t-il besoin pour son culte d’un temple magnifique, d’un autel orné d’or et de dentelles ? Gédéon et Josué l’ont adoré devant des monceaux de pierres ; faisons comme eux, bon per[2], il suffit au bon Giu que les cœurs soient fervents. Vous n’avez point d’autel ! Eh bien, ne pouvez-vous pas vous en faire un de cette grande caisse de sucre, prise avant-hier par les gens du roi dans l’habitation Dubuisson ?

L’intention de Biassou fut promptement exécutée. En un clin d’œil l’intérieur de la grotte fut disposé pour cette parodie du divin mystère. On apporta un tabernacle et un saint ciboire enlevés à la paroisse de l’Acul, au même temple où mon union avec Marie avait reçu du ciel une bénédiction si promptement suivie de malheur. On érigea en autel la caisse de sucre volée, qui fut couverte d’un drap blanc, en guise de nappe, ce qui n’empêchait pas de lire encore sur les faces latérales de cet autel : Dubuisson et Cie pour Nantes.

Quand les vases sacrés furent placés sur la nappe, l’obi s’aperçut qu’il manquait une croix ; il tira son poignard, dont la garde horizontale présentait cette forme, et le planta debout entre le calice et l’ostensoir, devant le tabernacle. Alors, sans ôter son bonnet de sorcier et son voile de pénitent, il jeta promptement la chape volée au prieur de l’Acul sur son dos et sa poitrine nue, ouvrit auprès du tabernacle le missel à fermoir d’argent sur lequel avaient été lues les prières de mon fatal mariage, et, se tournant vers Biassou, dont le siège était à quelques pas de l’autel, annonça par une salutation profonde qu’il était prêt.

Sur-le-champ, à un signe du chef, les rideaux de katchmir furent tirés, et nous découvrirent toute l’armée noire rangée en carrés épais devant l’ouverture de la grotte. Biassou ôta son chapeau rond et s’agenouilla devant l’autel. — À genoux ! cria-t-il d’une voix forte. — À genoux ! répétèrent les chefs de chaque bataillon. Un roulement de tambours se fit entendre. Toutes les hordes étaient agenouillées.

Seul, j’étais resté immobile sur mon siège, révolté de l’horrible profanation qui allait se commettre sous mes yeux ; mais les deux vigoureux mulâtres qui me gardaient dérobèrent mon siège sous moi, me poussèrent rudement par les épaules, et je tombai à genoux comme les autres, contraint de rendre un simulacre de respect à ce simulacre de culte.

L’obi officia gravement. Les deux petits pages blancs de Biassou faisaient les offices de diacre et de sous-diacre.

  1. Patois créole. Le bon Dieu.
  2. Patois créole. Bon père.