Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Roman, tome I.djvu/408

Cette page a été validée par deux contributeurs.
392
BUG-JARGAL.

Je me gardai bien de la détromper, de peur de l’alarmer ; et sans lui dire que celui qui devait, selon elle, n’y plus revenir, était déjà revenu, je la laissai fouler les soucis aux pieds, pleine d’une innocente indignation. Puis, espérant que l’heure était venue de connaître mon mystérieux rival, je la fis asseoir en silence entre sa nourrice et moi.

À peine avions-nous pris place, que Marie mit son doigt sur ma bouche ; quelques sons, affaiblis par le vent et par le bruissement de l’eau, venaient de frapper son oreille. J’écoutai ; c’était le même prélude triste et lent qui la nuit précédente avait éveillé ma fureur. Je voulus m’élancer de mon siège, un geste de Marie me retint.

— Léopold, me dit-elle à voix basse, contiens-toi, il va peut-être chanter, et sans doute ce qu’il dira nous apprendra qui il est.

En effet, une voix dont l’harmonie avait quelque chose de mâle et de plaintif à la fois sortit un moment après du fond du bois, et mêla aux notes graves de la guitare une romance espagnole, dont chaque parole retentit assez profondément dans mon oreille pour que ma mémoire puisse encore aujourd’hui en retrouver presque toutes les expressions.

« Pourquoi me fuis-tu, Maria[1] ? pourquoi me fuis-tu, jeune fille ? pourquoi cette terreur qui glace ton âme quand tu m’entends. ? Je suis en effet bien formidable ! je ne sais qu’aimer, souffrir et chanter !

« Lorsque, à travers les tiges élancées des cocotiers de la rivière, je vois glisser ta forme légère et pure, un éblouissement trouble ma vue, ô Maria ! et je crois voir passer un esprit !

« Et si j’entends, ô Maria ! les accents enchantés qui s’échappent de ta bouche comme une mélodie, il me semble que mon cœur vient palpiter dans mon oreille et mêle un bourdonnement plaintif à ta voix harmonieuse.

« Hélas ! ta voix est plus douce pour moi que le chant même des jeunes oiseaux qui battent de l’aile dans le ciel, et qui viennent du côté de ma patrie ;

« De ma patrie où j’étais roi, de ma patrie où j’étais libre !

« Libre et roi, jeune fille ! j’oublierais tout cela pour toi ; j’oublierais tout, royaume, famille, devoirs, vengeance, oui, jusqu’à la vengeance ! quoique le moment soit bientôt venu de cueillir ce fruit amer et délicieux, qui mûrit si tard ! »

La voix avait chanté les stances précédentes avec des pauses fréquentes et douloureuses ; mais en achevant ces derniers mots, elle avait pris un accent terrible.

  1. On a jugé inutile de reproduire ici en entier les paroles du chant espagnol : Porque me hayes, Maria ? etc.