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BUG-JARGAL.

VI


Mon oncle avait fait construire, sur les bords d’une jolie rivière qui baignait ses plantations, un petit pavillon de branchages, entouré d’un massif d’arbres épais, où Marie venait tous les jours respirer la douceur de ces brises de mer qui, pendant les mois les plus brûlants de l’année, soufflent régulièrement à Saint-Domingue, depuis le matin jusqu’au soir, et dont la fraîcheur augmente ou diminue avec la chaleur même du jour.

J’avais soin d’orner moi-même tous les matins cette retraite des plus belles fleurs que je pouvais cueillir.

Un jour Marie accourt à moi tout effrayée. Elle était entrée comme de coutume dans son cabinet de verdure, et là elle avait vu, avec une surprise mêlée de terreur, toutes les fleurs dont je l’avais tapissé le matin arrachées et foulées aux pieds ; un bouquet de soucis sauvages fraîchement cueillis était déposé à la place où elle avait coutume de s’asseoir. Elle n’était pas encore revenue de sa stupeur, qu’elle avait entendu les sons d’une guitare sortir du milieu du taillis même qui environnait le pavillon ; puis une voix, qui n’était pas la mienne, avait commencé à chanter doucement une chanson qui lui avait paru espagnole, et dans laquelle son trouble, et sans doute aussi quelque pudeur de vierge, l’avaient empêchée de comprendre autre chose que son nom, fréquemment répété. Alors elle avait eu recours à une fuite précipitée, à laquelle heureusement il n’avait point été mis d’obstacle.

Ce récit me transporta d’indignation et de jalousie. Mes premières conjectures s’arrêtèrent sur le sang-mêlé libre avec qui j’avais eu récemment une altercation ; mais, dans la perplexité où j’étais jeté, je résolus de ne rien faire légèrement. Je rassurai la pauvre Marie, et je me promis de veiller sans relâche sur elle, jusqu’au moment prochain où il me serait permis de la protéger encore de plus près.

Présumant bien que l’audacieux dont l’insolence avait si fort épouvanté Marie ne se bornerait pas à cette première tentative pour lui faire connaître ce que je devinais être son amour, je me mis dès le même soir en embuscade autour du corps de bâtiment où reposait ma fiancée, après que tout le monde fut endormi dans la plantation. Caché dans l’épaisseur des hautes cannes à sucre, armé de mon poignard, j’attendais. Je n’attendis pas en vain. Vers le milieu de la nuit, un prélude mélancolique et grave, s’élevant dans le silence à quelques pas de moi, éveilla brusquement mon attention. Ce bruit fut pour moi comme une secousse ; c’était une guitare ; c’était sous