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BUG-JARGAL.

d’Auverney avait éprouvé de grands malheurs en Amérique, que, s’étant marié à Saint-Domingue, il avait perdu sa femme et toute sa famille au milieu des massacres qui avaient marqué l’invasion de la révolution dans cette magnifique colonie. À cette époque de notre histoire, les infortunes de ce genre étaient si communes, qu’il s’était formé pour elles une espèce de pitié générale dans laquelle chacun prenait et apportait sa part. On plaignait donc le capitaine d’Auverney, moins pour les pertes qu’il avait souffertes que pour sa manière de les souffrir. C’est qu’en effet, à travers son indifférence glaciale, on voyait quelquefois les tressaillements d’une plaie incurable et intérieure.

Dès qu’une bataille commençait, son front redevenait serein. Il se montrait intrépide dans l’action comme s’il eût cherché à devenir général, et modeste après la victoire comme s’il n’eût voulu être que simple soldat. Ses camarades, en lui voyant ce dédain des honneurs et des grades, ne comprenaient pas pourquoi, avant le combat, il paraissait espérer quelque chose, et ne devinaient point que d’Auverney, de toutes les chances de la guerre, ne désirait que la mort.

Les représentants du peuple en mission à l’armée le nommèrent un jour chef de brigade sur le champ de bataille ; il refusa, parce qu’en se séparant de la compagnie il aurait fallu quitter le sergent Thadée. Quelques jours après, il s’offrit pour conduire une expédition hasardeuse, et en revint, contre l’attente générale et contre son espérance. On l’entendit alors regretter le grade qu’il avait refusé : — Car, disait-il, puisque le canon ennemi m’épargne toujours, la guillotine, qui frappe tous ceux qui s’élèvent, aurait peut-être voulu de moi.