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ses yeux son Ordener, celui dont elle avait fait le dieu ignoré de tout son être, cet Ordener paré de l’éclat de son rang, marchant à l’autel au milieu d’une fête, et se tournant vers l’autre avec ce sourire qui était jadis sa joie.

Cependant, au sein de son inexprimable désolation, elle n’avait pas un moment oublié sa tendresse filiale. Cette faible fille avait fait les plus héroïques efforts pour dérober son malheur à son infortuné père ; car c’est ce qu’il y a de plus douloureux dans la douleur que d’en comprimer l’explosion extérieure, et les larmes qu’on dévore sont bien plus amères que celles que l’on répand. Il avait fallu plusieurs jours pour que le silencieux vieillard s’aperçût du changement de son Éthel, et les questions presque affectueuses qu’il venait de lui adresser avaient enfin fait jaillir tout à coup ses larmes trop longtemps renfermées dans son cœur.

Le père regarda quelque temps sa fille pleurer avec un sourire amer, et en secouant la tête.

— Éthel, dit-il enfin, toi qui ne vis pas parmi les hommes, pourquoi pleures-tu ?

Il achevait à peine ces paroles que la noble et douce fille se releva. Elle avait, par je ne sais quelle puissance, arrêté les larmes dans ses yeux, qu’elle essuyait avec son écharpe.

— Mon père, dit-elle avec force, mon seigneur et père, pardonnez-moi ; c’était un moment de faiblesse.

Puis elle leva sur lui des regards qui s’efforçaient de sourire.

Elle alla au fond de la chambre chercher l’Edda, vint se rasseoir près de son père taciturne, et ouvrit le livre au hasard. Alors, calmant l’émotion de sa voix, elle se mit à lire ; mais sa lecture inutile passait sans être écoutée, ni d’elle, ni du vieillard.

Celui-ci fit un geste de la main.

— Assez, assez, ma fille.

Elle ferma le livre.

— Éthel, ajouta Schumacker, songez-vous encore quelquefois à Ordener ?

La jeune fille, interdite, tressaillit.

— Oui, continua-t-il ; à cet Ordener, qui est parti…

— Mon seigneur et père, interrompit Éthel, pourquoi nous occuper de lui ? Je pense, comme vous, qu’il est parti pour ne pas revenir.

— Pour ne pas revenir, ma fille ! Je n’ai pu dire cela. Je ne sais quel pressentiment m’avertit au contraire qu’il reviendra.

— Telle n’était point votre pensée, mon noble père, quand vous me parliez avec tant de défiance de ce jeune homme.

— En ai-je donc parlé avec défiance ?