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dant vous n’avez pas, comme votre père, le fardeau de toute une vie de néant et de vide qui pèse sur votre âme. L’affliction entoure votre jeunesse, mais ne peut pénétrer jusqu’à votre cœur. Les nuages du matin se dissipent promptement. Vous êtes à cette époque de l’existence où l’on se choisit dans ses rêves un avenir indépendant du présent, quel qu’il soit. Qu’avez-vous donc, ma fille ? Grâce à cette monotone captivité, vous êtes à l’abri des malheurs imprévus. Quelle faute avez-vous commise ? — Je ne puis croire que ce soit sur moi que vous vous affligiez : vous devez être accoutumée à mon irrémédiable infortune. L’espérance, à la vérité, n’est plus dans mes discours ; mais ce n’est pas un motif pour que je lise le désespoir dans vos yeux.

En parlant ainsi, la voix sévère du prisonnier s’était attendrie presque jusqu’à l’accent paternel. Éthel, muette, se tenait debout devant lui. Tout à coup, elle se détourna d’un mouvement presque convulsif, tomba à genoux sur la pierre, et cacha son visage dans ses mains, comme pour étouffer les larmes et les sanglots qui s’échappaient tumultueusement de son sein.

Trop de douleur gonflait le cœur de l’infortunée jeune fille. Qu’avait-elle donc fait à cette fatale étrangère, pour lui révéler le secret qui détruisait toute sa vie ? Hélas ! depuis que le nom de son Ordener lui était connu tout entier, la pauvre enfant n’avait pas encore pu livrer ses yeux au sommeil, ni son âme au repos. La nuit elle n’éprouvait d’autre soulagement que celui de pouvoir pleurer en liberté. C’en était donc fait ! il n’était point à elle, celui qui lui appartenait par tous ses souvenirs, par toutes ses douleurs, par toutes ses prières ; celui dont elle s’était crue l’épouse sur la foi de ses rêves. Car la soirée où Ordener l’avait si tendrement serrée dans ses bras n’était plus dans sa pensée que comme un songe. Et, en effet, ce doux songe, chacune de ses nuits le lui avait rendu depuis. C’était donc une tendresse coupable que celle qu’elle conservait encore malgré elle à cet ami absent ! Son Ordener était le fiancé d’une autre ! Et qui peut dire ce qu’éprouva ce cœur virginal quand le sentiment étrange et inconnu de la jalousie vint s’y glisser comme une vipère ? quand elle s’agita pendant les longues heures de l’insomnie sur son lit brûlant, se figurant son Ordener, peut-être en ce moment même, dans les bras d’une autre femme plus belle, plus riche et plus noble qu’elle ? — Car, se disait-elle, j’étais bien folle de croire qu’il avait été chercher la mort pour moi. Ordener est le fils d’un vice-roi, d’un puissant seigneur, et moi, je ne suis rien qu’une pauvre prisonnière ; rien, que l’enfant méprisée d’un proscrit. Il est parti, lui qui est libre ! et parti, sans doute, pour aller épouser sa belle fiancée, la fille d’un chancelier, d’un ministre, d’un orgueilleux comte ! — Mais il m’a donc trompée, mon Ordener ? ô Dieu ! qui m’eût dit que cette voix pût tromper ?

Et la malheureuse Éthel pleurait et pleurait encore, et elle voyait devant