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beau château de Randmer et ses dépendances. Je suis ruiné ; me voit-on moins gai pour cela ?

Le capitaine répondit d’une voix bien triste :

— Lieutenant, vous n’avez perdu que votre beau château ; moi, j’ai perdu mon chien.

À cette réponse, la figure frivole du jeune homme resta indécise entre le rire et l’attendrissement.

— Capitaine, dit-il, consolez-vous ; tenez, moi qui ai perdu mon château…

L’autre l’interrompit.

— Qu’est-ce que cela ? D’ailleurs, vous regagnerez un autre château.

— Et vous retrouverez un autre chien.

Le vieillard secoua la tête.

— Je retrouverai un chien ; je ne retrouverai pas mon pauvre Drake.

Il s’arrêta ; de grosses larmes roulaient dans ses yeux et tombaient une à une sur son visage dur et rude.

— Je n’avais, continua-t-il, jamais aimé que lui ; je n’ai connu ni père ni mère ; que Dieu leur fasse paix, comme à mon pauvre Drake ! — Lieutenant Randmer, il m’avait sauvé la vie dans la guerre de Poméranie ; je l’appelai Drake pour faire honneur au fameux amiral. — Ce bon chien ! il n’avait jamais changé pour moi, lui, selon ma fortune. Après le combat d’Oholfen, le grand général Schack l’avait flatté de la main en me disant : Vous avez là un bien beau chien, sergent Lory ! — car à cette époque je n’étais encore que sergent.

— Ah ! interrompit le jeune baron en agitant sa baguette, cela doit paraître singulier d’être sergent.

Le vieux soldat de fortune ne l’entendait pas ; il paraissait se parler à lui-même, et l’on entendait à peine quelques paroles inarticulées s’échapper de sa bouche.

— Ce pauvre Drake ! être revenu tant de fois sain et sauf des brèches et des tranchées pour se noyer, comme un chat, dans le maudit golfe de Drontheim ! — Mon pauvre chien ! mon brave ami ! tu étais digne de mourir comme moi sur le champ de bataille.

— Brave capitaine, cria le lieutenant, comment pouvez-vous rester triste ? nous nous battrons peut-être demain.

— Oui, répondit dédaigneusement le vieux capitaine, contre de fiers ennemis !

— Comment, ces brigands de mineurs ! ces diables de montagnards !

— Des tailleurs de pierres, des voleurs de grands chemins ! des gens qui ne sauront seulement pas former en bataille la tête de porc ou le coin de